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sonne ne sait pleurer et sangloter comme elle ; ses filles ne la vaudront jamais. — On voit bien, lui fut-il répondu, que vous n’avez pas assisté aux funérailles du mari de Mme T… ; c’était admirable ; elle avait l’air de rendre l’âme, elle criait à ébranler les voûtes de l’église. »

Cette comédie dans la mort avait quelque chose d’attristant ; plus que personne je pouvais apprécier la sincérité de ces démonstrations, car je savais parfaitement que la belle-fille et la belle-mère se détestaient. Après la mort de sa jeune femme, son mari demeura trois jours sans boire ni manger ; aussi, pendant la cérémonie, il manqua de s’évanouir, ce qui effraya beaucoup ses trois petites filles qui l’entouraient. Les pauvres enfants ne comprenaient rien à tout ce bruit, à tous ces cris, et elles promenaient sur la foule des regards hébétés.

Quand on fut au cimetière, le veuf voulut se précipiter dans la fosse avant qu’on y eût descendu le cercueil, mais ses parents le retinrent. Après la cérémonie et les derniers devoirs, tout le monde devint calme et indifférent. Je me disposais à interroger les parents sur la cause d’un si brusque changement, mais la parole s’arrêta sur mes lèvres en entendant des conversations gaies, animées, et qui n’avaient aucun rapport avec la situation ; le plus simple respect humain n’était même pas observé.

On ne saurait assez louer l’extrême probité des Bérezoviens ; si par hasard il se produit un fait, un délit touchant à la conscience, on peut être assuré que le coupable est étranger au pays, et que cet individu vient en ligne directe de l’Europe civilisée. Ici la propriété mobilière ou immobilière est confiée à la garde réciproque des habitants ; les portes ne sont jamais fermées, elles n’ont ni serrures ni cadenas ; les précautions sont inconnues, comme le vol.

Dès que l’herbe commence à verdir, on mène aux champs les chevaux et les bœufs, et personne n’est là pour les garder ; ces quadrupèdes broutent partout sans soulever la moindre réclamation, et quand la terre ferme ne leur présente pas une assez bonne nourriture, ils abordent les îles du fleuve ; on les voit alors par troupes et comme s’ils s’étaient tous donné rendez-vous sur les bords de la rivière ; pendant quelques instants, ils ont l’air d’hésiter, ils se consultent ; puis le fort se jette à l’eau et les petits le suivent ; ainsi ils gagnent l’île qui est couverte de hautes herbes et d’une belle végétation.

Type kalmouk (voy. p. 230).

25 septembre. — Nous respirons enfin ! Mme X… est partie, elle a eu la bonne pensée d’aller se loger ailleurs ; mais comme elle tient beaucoup à entretenir des rapports avec nous, elle nous a apporté un lièvre qu’elle dit avoir tué. Ce gibier est ici fort dédaigné, et quand nous avons demandé à notre hôtesse de le faire rôtir, elle a levé les épaules, craché par terre en signe de mépris, puis elle s’est écriée : « Comment ! vous allez manger cet animal immonde ? »


L’hiver. — Les traîneaux.

5 octobre. — La nuit est close à quatre heures du soir, et la gelée monte déjà à trente degrés Réaumur ; mais c’est l’ordinaire de ce climat. Un des habitants de Bérézov est venu avec son traîneau pour nous engager à faire une promenade ; nous avons accepté son offre avec plaisir.

Le renne est de la grandeur d’un veau de deux ans, et il ressemble à cet animal par le pied et par le museau ; le reste de son corps a quelque rapport avec la biche, mais les jambes sont encore plus élancés et plus fines ; ses cornes sont plus longues que celles du cerf, et son poil varie du blanc au bai clair, ou parfois il est mélangé de l’un et de l’autre. Le renne est élégant dans ses mouvements, et ses allures sont charmantes ; il perd ses cornes tous les ans, mais elles repoussent avec une branche de plus. Quand un renne a perdu ses cornes, il devient faible et incapable de travailler.

Les traîneaux s’appellent narkes ; ils sont généralement attelés de trois rennes. Une courroie qui passe sous le ventre de l’animal est fixée au traîneau ; une seule guide, attachée aux cornes, suffit pour diriger l’attelage ; le cocher tient à la main, en guise de fouet, une longue baguette de trois mètres, ferrée à l’extrémité, et qui lui sert pour arrêter les rennes. Les rennes ont le pied si sûr et si léger, qu’ils se maintiennent, sans jamais s’enfoncer, sur la surface de la neige, et qu’ils se frayent la route sans qu’il soit nécessaire de les conduire dans les chemins tracés ou les routes battues.

La rapidité de leur course est fabuleuse ; ils montent les collines les plus escarpées, ils les descendent sans se reposer ou sans ralentir le pas ; on peut les arrêter au milieu d’une grande élévation de terrain, sans qu’il y ait le moindre inconvénient.

Les conducteurs de rennes ne s’occupent pas de la nourriture de ces pauvres animaux : ils broutent le lichen qu’ils trouvent sous la neige ; quand ils ont faim, ils se débarrassent du traîneau et vont à la recherche de leur plante favorite, et quand leur repas est terminé, ils reviennent, sans qu’il soit besoin de les rappeler, reprendre la courroie. Ils sont courageux et durs