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C’est un délassement qu’on se donne aisément à Athènes de tuer quelques-unes de ces méchantes bêtes. On achète une vieille carcasse de bœuf ou de cheval qu’on dépose la nuit sur un rocher, et le lendemain, au jour, on assomme les aigles repus de sang.


Kephissia.

Il est d’usage dans toute la chrétienté orientale de manger un agneau le jour de Pâques. Quand vint ce jour, nous choisîmes le petit village de Kephissia, qui est le Saint-Germain ou le Sorrento des Athéniens, et nous partîmes de grand matin avec la victime achetée au marché d’Athènes.

Dimitri prépara le mouton à la manière des Pallikares. Le repas fut long et joyeux ; chacun se récria sur l’excellence des koukouretzee (entrailles grillées autour d’une baguette de fusil), et après avoir bu copieusement, nous descendîmes à la grotte des Nymphes, lançant à l’écho les derniers toasts.

La nature a paré ce village de Kephissia de tous les charmes, et les hommes ont enchâssé dans son abondante verdure de petites villas, les plus gracieuses du monde ; le souvenir de cette journée pascale me revient souvent à la mémoire, et il occupe dans ma pensée une des meilleures places.

Depuis j’y suis revenu, mais tout avait perdu cette teinte bleuâtre qui m’avait tant séduit ; il est vrai que j’avais laissé à Smyrne une paire de lunettes que je n’ai jamais pu remplacer depuis, et que si la soirée passée chez Mme Tissamenos fut charmante, la nuit à l’hôtel fut horrible. L’affreux insecte, cimex lectuarius, était là en si grand nombre qu’on le voyait descendre le long des murs en longues caravanes.

« Voilà qui est singulier, me dit mon hôte le lendemain, M. le ministre de Russie et Mme Ozroff ne s’en sont pas plaints. »

J’ai su depuis d’un naturaliste qu’il y avait quarante-trois espèces de punaises qui professent des opinions différentes. Celles-là étaient sans doute du parti napiste.


Excursion au cap Sunium.

Peu de jours après mon arrivée à Athènes, nous avions formé le projet de visiter l’hexastyle célèbre de Sunium, mais l’hiver s’annonçait d’une façon rigoureuse. Depuis le mois de novembre, le vent du nord ne cessait de souffler, et la neige couvrait la terre. Yannis nous conseilla d’envoyer des chevaux à Keratia et de nous faire conduire jusque-là en voiture, ce qui, en vingt-quatre heures, nous permettrait de faire le voyage, aller et retour. Le 12 décembre, il fut décidé avec Georges Typaldos que nous partirions le lendemain soir à la sortie du théâtre. Le lendemain, quand la traviata eut battu son dernier trille et rendu son dernier soupir, chacun de nous, roulé dans son manteau, se tapit dans un coin de la voiture, en murmurant un des refrains élégiaques du maëstro. Jamais encore il n’avait fait une nuit aussi froide et aussi triste. Des hauteurs du Parnès, le vent balayait la neige en rafales glacées, et les réverbères de la rue d’Éole balançaient leurs timides lueurs en gémissant.

Nous ne tardâmes pas à quitter la route pour les champs ; à chaque gué, à chaque cahot nous déplorions l’absence des ponts et des chaussées, et force nous fut plusieurs fois de descendre pour faciliter le tirage aux deux maigres haridelles. Enfin le soleil se leva entre l’Hymette et le Pentélique, mais il but la neige et détrempa le terrain, en sorte que moitié en voiture, moitié à pied, nous ne gagnâmes qu’à grand’peine Keratia.

Keratia est un gros bourg placé dans une position pittoresque sous la double corne d’une montagne.

La salle basse ou nous entrâmes pour nous reposer pendant qu’on sellait les chevaux offrait un singulier mélange de malpropreté et de grandeur. Sur des bancs vermoulus les paysans se tenaient immobiles et graves ; deux jeunes filles aux traits réguliers étalaient devant eux un repas modeste. On ne saurait imaginer l’allure majestueuse et le grand air de tout ce monde, et devant ce spectacle, on est tenté d’excuser sinon de comprendre le style ampoulé de Pouqueville et les phrases sonores de M. de Chateaubriand.

En quittant Keratia on suit la déclivité de la montagne jusqu’à un plateau boisé de pins et de tamaris. De la mer qui remplit l’horizon surgissent les îles d’Hélène, de Ceos, de Cythnos et de Seriphos. C’est dans la première que pousse l’helianthemum, formé des larmes d’Hélène ; la fleur est si belle que tout porte à croire que les larmes de la fugitive princesse étaient des larmes de joie. Ceos est la moderne Zea, riche en vins, Cythnos a des eaux thermales et Seriphos jouit d’une grande réputation pour la culture des oignons.

On arrive de là, en descendant, à la plage de Porto-Mandri où des assises de forme pentagonale et deux ou trois fûts de colonnes témoignent d’un temple, dernier vestige de Thoricos, une des douze cités ioniennes.

De là au Laurium on côtoie la mer à travers un terrain marécageux, coupé çà et là de bouquets de lauriers-roses qui exhalent une forte odeur de romantisme. Aussi quand on arrive au sommet qui voit le temple Sunium, on se sent pris comme d’une sorte de vertige.

L’ayoyate qui nous servait de cicerone ne savait pas positivement si à Sunium on adorait Neptune ou Minerve ; je n’en sais rien non plus, et les archéologues n’en savent pas davantage. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un berger assis au milieu des ruines adressait à Vénus une lente et grave mélopée, et que si sa voix était fausse le sentiment qui la guidait était vrai.

Le jour était déjà très-avancé quand nous revînmes, et pour raccourcir la route notre guide nous mena à travers un épais taillis. Après deux heures de marche par des sentiers tortueux, nous revîmes Keratia. Notre voiturier nous attendait très-patiemment en causant politique. La venue d’un Athénien est une bonne fortune pour les gens de ce pays, qui n’ont ni chemin de com-