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J’ai beaucoup voyagé aux États-Unis, en diligence, en chemin de fer et en bateau à vapeur. Toujours j’y ai vu prendre tous les ménagements que comportait la saine prudence, et ces ménagements rentrent d’ailleurs dans le caractère éminemment froid et pratique des Yankees. Jamais je n’ai eu à souffrir d’aucun accident, pas même dans mon voyage sur le Feather-River.

Le broyage du minerai de fer par la vieille méthode mexicaine.

Cette navigation fut à la fois des plus heureuses et des plus attrayantes. Les rives basses le long desquelles nous avancions me rappelaient les bords pittoresques de la Saône. De grands arbres masquaient la vue, et souvent par une échappée apparaissaient de plantureuses campagnes. Par moments, une vache qui venait boire au bord de l’eau, s’enfuyait épouvantée, en voyant s’avancer le navire, qui vomissait avec fracas la fumée et la vapeur par l’ouverture de ses cheminées.

C’est sur les bords de la rivière Feather qu’est aujourd’hui établi le capitaine Sutter, le général, comme l’appellent les Américains. Il a fondé une grande ferme dans le comté qui porte son nom. Ce vétéran des pionniers californiens a très-peu profité d’une découverte dont il a été pour ainsi dire le premier auteur. Presque chassé des terrains sur lesquels s’est bâti Sacramento, terrains qui lui appartenaient, il s’est vu aussi dépouillé des placers situés aux alentours de son fort. Il a voulu bâtir sur leur emplacement une ville à laquelle il a donné son nom. Mais Sutterville, aujourd’hui en ruine, a été abandonnée pour Sacramento. Bref, quoique riche, le vieux capitaine n’a point profité comme il le méritait de la découverte de l’or, et il est allé oublier les injustices des hommes dans sa ferme sur les bords de la Plume. Ce rôle de soldat laboureur convient mieux à son caractère élevé ; il a laissé aux mineurs les champs d’or qui ne nourrissent personne, pour les champs de blé qui font vivre les humains.

Méthode chilienne. — D’après une gravure californienne.

Arrivés sans encombre à Sacramento, en six heures de navigation, nous n’eûmes que le temps de passer de notre vapeur sur le steamer Antilope, qui m’avait déjà amené dans la capitale de la Californie. Nous redescendîmes le Sacramento avec la même sécurité et le même agrément que nous avions descendu la Plume ; nous entrâmes ensuite dans la baie, et le soir, à minuit, je frappai à l’International hôtel, à San Francisco, ayant fait en bateau à vapeur, et en moins de dix-huit heures, près de quatre-vingts lieues.

Je restai quelques jours à San Francisco, et je passai une grande partie de mes soirées au théâtre. L’Opéra italien et les théâtres anglais avaient fermé leurs portes, mais le théâtre français donnait alors en représentation une série de drames, de vaudevilles et même d’opérettes. Là venaient s’égayer nos compatriotes, auxquels l’éloignement de la Porte-Saint-Martin, du Palais-Royal ou des Bouffes ne permettait pas de se satisfaire autrement. Le théâtre des negroes ou des minstrels (ménétriers) était aussi très-visité. On sait que ce genre de représentations est en grande vogue dans tous les États-Unis. Des musiciens, barbouillés de noir, chantent sur un rhythme plaintif