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passer rapidement un homme en manches de chemise qui ressemblait à un ouvrier. Un coup d’œil, prompt comme l’éclair, qu’il me lança à la dérobée, suffit pour me faire reconnaître une figure amie. Peu de temps après, je vis un autre homme flâner autour de la prison, et, de temps à autre, lever furtivement les yeux vers moi. Il avait l’air d’un marchand, et me fit un signe bien connu des Free State-Men du Kansas. Il y avait séance au palais de justice ce jour-là, et, les fenêtres étant ouvertes, je pouvais voir ce qui se passait dans la salle. Tout à coup, je reconnus au nombre des témoins une troisième personne qui ne m’était pas étrangère et qui parlait de la prison avec un des citoyens.

« Je dis à mes compagnons de captivité que je venais de voir des anges se promener autour de la prison. Ils se moquèrent de moi. Je me mis à faire un paquet de mes vêtements, et, prétextant la fraîcheur des soirées, je fis demander à Mme Brocon les chemises qu’elle avait dû laver pour moi. Alors seulement mes compagnons commencèrent à me prendre au sérieux et à vouloir aussi faire leurs paquets.

« Vers le soir, la porte s’ouvrit, et à la grille parut un jeune homme qui portait un sac de nuit et semblait être très-pressé. Il me dit qu’il avait vu récemment ma femme et mon fils, que tous deux se portaient bien et comptaient me revoir dans quinze jours. En même temps, il examinait la prison tout en parlant au geôlier. Il venait d’attirer l’attention de celui-ci sur un moyen particulier de ventilation, lorsque, me doutant de quelque chose, je l’observai et je vis un petit morceau de papier dans la main qu’il tenait derrière le dos. Je pris ce billet, et le jeune homme se retira presque aussitôt sans affectation.

« Quand la porte fut fermée, les prisonniers, dont l’attention était déjà mise en éveil, et qui avaient surveillé les moindres gestes du visiteur, voulurent voir le papier. Je lus tout haut ces mots : « Soyez prêt, à minuit. » Mes compagnons me représentèrent alors la folie d’un projet de fuite et l’impossibilité du succès, mais ma confiance inébranlable les gagna, et quelques-uns se préparèrent à profiter de toutes les éventualités.

« À neuf heures, un orage furieux éclata. La pluie tombait à torrents ; nous étions tous à la fenêtre à regarder les éclairs, tandis que de formidables éclats de tonnerre et les mugissements d’un vent impétueux semblaient ébranler la terre. Vers minuit, on entendit frapper un grand coup à la porte de la prison.

« Qui est là ? Que voulez-vous ? demanda le geôlier.

— Nous venons du comté d’Andrew, et nous avons un prisonnier que nous voudrions faire enfermer pour plus de sûreté. Ouvrez vite.

— Quel est ce prisonnier ?

— C’est un fameux voleur de chevaux.

— Avez-vous un mandat d’arrêt ?

— Non, mais tout est en règle.

— Je ne puis pas admettre un prisonnier sans mandat.

— Si vous ne voulez pas, vous serez cause d’un malheur ; c’est un furieux, et nous avons eu bien du mal à le prendre. Nous vous apporterons, au matin, tous les certificats nécessaires. »

« Le geôlier descendit et les laissa entrer, tout en maugréant ; puis se tournant vers le prisonnier :

« Qu’en dites-vous ? Croyez-vous qu’on puisse vous convaincre du délit ?

— Non ; on a bien trouvé le cheval en ma possession, mais on ne pourra pas prouver qu’il a été volé.

— Eh bien ! s’ils ont trouvé le cheval en votre possession, je crois deviner qu’ils n’ont pas tort, et je vais vous enfermer. »

« Nous les entendîmes bientôt s’approcher, et nous nous cachâmes tout habillés sous nos couvertures. La porte s’ouvrit et je vis le geôlier, le voleur qui avait les mains liées et trois hommes, dont deux tenaient le prisonnier. Celui-ci, arrivé à la grille, refusait d’avancer.

« Je ne veux pas, dit-il, être enfermé avec des nègres.

— Oh ! répliqua le geôlier, nos nègres sont enfermés en bas.

— Avez-vous ici Doy, le vieil abolitionniste ? demanda un des hommes.

— Oui, le docteur Doy est ici.

— Eh bien ! c’est lui que nous venons chercher, dit aussitôt le questionneur.

— Oui, ajouta un de ses camarades, nous sommes venus non pour te livrer un prisonnier, mais pour en délivrer un qui est injustement enfermé. »

« Au même instant, le faux voleur dégagea ses mains des liens qui paraissaient l’enchaîner, et qui se trouvèrent transformés en un nœud coulant dont il tenait la boucle cachée dans sa main. Le geôlier voulut s’élancer pour fermer la porte, mais un des hommes lui mit un pistolet sur la poitrine :

« Il est trop tard, monsieur Brocon. Si vous résistez, si vous faites le moindre bruit, vous êtes mort. La porte d’en bas est gardée, la prison est entourée de gens armés. Nous avons pris toutes nos mesures : ainsi restez tranquille. »

Pendant que le faux voleur m’aidait à me lever, le geôlier prit la parole.

« Messieurs, dit-il, je suis en votre pouvoir et forcé de me soumettre, mais que le docteur décide. Docteur, ne pensez-vous pas que vous ferez mieux de rester jusqu’à ce que vous soyez légalement acquitté par la cour suprême ? En vous enfuyant ainsi, vous courez le risque d’être repris.

— Monsieur Brocon, répondis-je, j’ai été enlevé sans raison de chez moi, et je crois être parfaitement dans mon droit en reprenant ma liberté comme je le puis. Quant à la cour suprême, je ne me fie à aucune cour du Missouri. Mes papiers d’ailleurs n’y parviendront jamais. Je vais donc partir avec mes amis et courir le risque d’être repris. »

« J’étais prêt : je serrai la main du geôlier en le remerciant des soins qu’il avait eus pour moi. Mes amis lui rappelèrent que la prison était cernée, et qu’on ferait feu sur lui ou sur tout autre qui essayerait de donner l’alarme ou de sortir avant le jour. Comme les autres pri-