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tel jour, on recevrait à Leavenworth les dépositions de divers citoyens du Kansas, comme témoins à notre décharge, ces témoins ne pouvant venir à Platte-City, à cause de l’exaltation du peuple.

« Le ministère public ne tint aucun compte de cet avis. Nos avocats et nos témoins se rendirent tous à grands frais à Leavenworth le jour fixé, mais la partie adverse ne s’y présenta pas, et ce fut pour nous une dépense inutile de temps et d’argent.

« Nos avocats revinrent à Platte-City pour se préparer au procès qui devait commencer le 20 mars. Par suite du mauvais vouloir des accusateurs, je n’avais pas de témoins ; cependant, le 19 mars, à onze heures, on vint nous donner l’ordre de comparaître à la court house.

« La porte de notre cellule s’ouvrit et nous livra passage pour la première fois. J’éprouvais une grande difficulté à marcher, car j’avais les chevilles très-enflées. Mes yeux s’étaient tellement habitués à l’obscurité que je pouvais bien distinguer tous les objets dans mon cachot ; mais, dès que la porte fut ouverte, le soleil brillant, réfléchi par la neige, vint me frapper les yeux et me rendit momentanément tout à fait aveugle. « Mon Dieu ! j’ai perdu la vue ! » m’écriai-je ; je fis un faux pas et me donnai un grand coup.

« Mon fils me releva et me soutint pour m’aider à marcher jusqu’à la court house, où nous devions comparaître pour récuser le grand jury. De chaque côté de la route se tenait une rangée d’hommes hurlant comme des démons. Une voix cria : « Eh bien ! docteur, nous arrivons au fait !… »

« … On nous désigna des siéges en face de la foule. À l’abri du soleil, je recouvrai graduellement la vue, mais j’étais dans un piteux état, estropié et couvert de haillons, puisque mon habit avait été mis en pièces par la populace de Weston.

« Le jury étant composé de personnes complétement étrangères, il nous fut impossible d’exercer aucune récusation. Du reste, l’exercice de ce droit n’aurait probablement pas amélioré notre situation, car les habitants de Platte-City avaient, en général, une telle animosité contre nous, qu’ils étaient décidés à nous pendre, s’ils le pouvaient. Après le tirage du jury, on nous ramena à la prison.

« Nos avocats, consultés par nous, nous engagèrent alors à demander notre translation à Saint-Joseph, si cela était possible. On parvint à décider un magistrat à se présenter le lendemain de très-bonne heure à la prison, et, devant lui, nous rédigeâmes une protestation avec serment, dans laquelle nous déclarions que, vu l’effervescence populaire, nous ne croyions pas pouvoir être jugés équitablement à Platte-City.

« Peu d’instants après, on nous conduisit de nouveau à la court house, pour y voir continuer la procédure. Le juge Norton, assis dans le fauteuil, fumait sa pipe. À sa droite se tenait le jury, formé spécialement pour cette occasion, et quel jury ! Je voudrais pouvoir le décrire et dépeindre les yeux pleins de haine qui s’attachaient sur nous.

« À l’ouverture de l’audience, notre défenseur présenta notre protestation : cette démarche parut prendre la cour et le jury au dépourvu. Elle fut discutée et adoptée enfin par le juge, au grand désappointement de la foule, qui fit entendre un murmure de mécontentement. Les jurés nous lancèrent des regards foudroyants, et la plupart grinçaient des dents comme le pourraient faire des animaux sauvages qui se voient enlever leur proie.

« Aussitôt après cette décision, l’ordre fut donné de nous reconduire à la prison, où nous rentrâmes, toujours escortés par la foule hostile.

« … Cette même nuit, le feu, qui avait déjà pris quelque temps auparavant, se mit aux tuyaux du poêle et s’étendit bientôt à la prison elle-même. Les flammes avaient déjà fait assez de progrès avant que le peuple s’en aperçût au dehors et pût crier au feu. On mit en branle les cloches de la ville. Le geôlier avait emporté les clefs et nous étions tous enfermés. Un de nos gardiens, pour l’avertir, tira un coup de fusil dans la maison en face. Il arriva enfin, suivi de ma femme et de la sienne, et ouvrit la porte de la rue, ce qui permit de faire entrer l’eau. Mais il se passa assez de temps encore avant qu’on fût parvenu, non sans beaucoup de peine, à se rendre maître de l’incendie. Le plancher de la chambre située au-dessus de la nôtre était composé de deux couches de planches superposées, séparées par un espace vide de deux pieds et demi. Les flammes s’étaient engouffrées dans cet espace et avaient brûlé la première couche de bois. Notre cellule était devenue si brûlante que l’eau frissonnait au contact du fer, et tombait bouillante sur nous par les trous du plafond. Il nous était impossible de nous mettre à l’abri de cette pluie dangereuse, et, pour retirer du moins nos pieds de l’eau, il nous fallut monter sur le lit. Le geôlier, néanmoins, ne voulut point consentir à nous laisser sortir. En vain ma femme lui faisait des représentations et lui reprochait son inhumanité ; il ne savait que répondre : « Mais, madame ! mais, madame ! » et se refusait à toute concession. Ainsi nous avons couru cette nuit-la le danger d’être à la fois noyés et brûlés.

« Le 23 mars au soir, le shériff, le geôlier et les gardiens vinrent nous avertir que le départ pour Saint-Joseph était fixé au lendemain matin… À la pensée de sortir le jour suivant de cette horrible cellule, dans laquelle nous étions renfermés depuis le 28 janvier, nous rendîmes grâce à Dieu. Nous nous trouvions dans un état misérable, aussi misérable qu’il est possible de se l’imaginer, moi surtout, car la captivité a eu sur moi des effets bien plus funestes que sur mon fils. Sa jeunesse, son activité, la vivacité de son tempérament l’ont préservé des souffrances que j’endurais moi-même. Pâli par le manque d’exercice et de lumière, pareil à un cadavre, amaigri, couvert de vermine (nous n’avions pu nous débarrasser de ce fléau malgré le linge propre dont nous étions pourvus depuis l’arrivée de ma femme), mes articulations enflées, les chevilles tellement endolories que je pouvais à peine supporter le poids de mon corps, j’étais entièrement affaibli au moral comme au physique.