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l’introduction des esclaves sur le nouveau territoire, et on ouvrit des souscriptions destinées à y envoyer des colonies composées exclusivement d’abolitionnistes dévoués. La première troupe partit immédiatement du Massachusets sous la direction du docteur Doy. Elle parvint sans encombre à destination, et prit possession du pays le 1er  août 1854.

De nouveaux émigrants ne tardèrent pas à arriver. Bientôt après on fonda la ville de Lawrence, la Cité de refuge.

Ces colons, on le voit, étaient en quelque sorte les apôtres armés de l’abolition : on comprend donc facilement qu’ils aient provoqué la haine de leurs voisins du Missouri, propriétaires et marchands d’esclaves.

Les hostilités se manifestèrent d’abord à l’occasion des délimitations de terrains. Plusieurs colons du Kansas furent dépossédés par des moyens déloyaux et à l’aide de violences, toujours faciles dans une société naissante, qui n’a guère d’autre législation que la raison du plus fort. Mais ces persécutions partielles étant insuffisantes pour chasser les abolitionnistes du nouvel État, les Missouriens eurent recours à des mesures plus vigoureuses.

Pendant l’hiver de 1855, une bande de quinze cents d’entre eux vint camper à six milles de Lawrence, et annonça l’intention de détruire la ville. Cette menace n’eut point l’effet qu’ils en attendaient. L’attitude résolue des habitants les contraignit à la retraite. Malheureusement ils réussirent mieux au mois de mai de l’année suivante. Lawrence fut saccagée et en partie brûlée. Les femmes et les enfants furent outragés : un certain nombre d’hommes furent massacrés ; les border ruffians (brigands des frontières), commandés par les colonels Titus et Buford, et secondés par deux compagnies de Virginiens, détruisirent les presses d’imprimerie, foulèrent aux pieds les récoltes et volèrent les animaux ainsi que tous les objets dont ils pouvaient espérer de tirer parti,

Pour prévenir le retour de semblables désastres, les abolitionnistes du Kansas se formèrent en compagnies, s’exercèrent au maniement des armes, et, dès le 12 août suivant, remportèrent un premier avantage à Frankling sur les maraudeurs. Pendant plusieurs jours, ils poursuivirent leurs succès et firent même prisonnier le colonel Titus, qu’ils échangèrent contre un canon.

Tout à coup, le 29 août on apprit à Lawrence que le général Reed, de Missouri, était arrivé à Ossawatomie avec trois cents hommes. Trente hommes, sous les ordres de John Brown et du docteur Doy, leur tinrent tête le lendemain pendant plusieurs heures et ne battirent en retraite qu’après avoir épuisé leurs munitions. Enfin, le 14 septembre, une nouvelle troupe de deux mille huit cents Missouriens se présenta encore devant Lawrence, mais se retira sur l’injonction du gouverneur Geary.

À la suite de ces événements, le pays jouit pendant quelque temps d’une sorte de calme, qui permit aux colons de réparer un peu les désastres passés. Les Missouriens semblèrent avoir renoncé à la guerre, soit qu’ils fussent effrayés de l’énergique résistance des abolitionnistes, soit qu’ils comptassent sur le temps pour arriver à leur but d’une autre manière. Ils se bornèrent à des attentats contre les personnes de couleur, qu’ils enlevaient de vive force, pour les vendre ensuite dans le Sud. Beaucoup de ces hommes de couleur étaient libres et pouvaient le prouver, mais les ravisseurs n’en tenaient aucun compte, et ils brûlaient les papiers qui établissaient les droits de leurs victimes au titre de citoyen.


II

Un convoi d’hommes de couleur. — Attaque. — Mauvais traitements. — Incidents de voyage. — Comment les abolitionnistes sont accueillis à Weston.

À la fin de 1858 et au commencement de 1859, ces criminelles violences prirent un tel caractère, que les citoyens de Lawrence, se reconnaissant impuissants à protéger les hommes de couleur qui s’étaient réfugiés chez eux, se décidèrent à les transporter dans l’Iowa, pour les mettre en sûreté. On fit une collecte pour subvenir aux frais du voyage, et le docteur Doy fut prié d’accompagner un de ces convois jusqu’à Holton, dans le comté de Cahoun.

On prépara deux fourgons, dont l’un appartenait au docteur et était traîné par ses propres chevaux : on y emballa des couvertures, des lits, des ustensiles de campement, des armes et des provisions. L’expédition se composait du docteur, de son fils aîné, Charles, âgé de vingt-cinq ans, d’un jeune homme nommé Clough, chargé de la conduite d’un des fourgons, enfin de treize personnes de couleur, dont huit hommes, trois femmes et deux enfants. On partit le 25 janvier 1859, au point du jour, et on se dirigea vers Oscaloosa.

On n’était qu’à huit milles de cette ville, lorsque le docteur, ne soupçonnant point de danger, engagea les hommes, qui jusque-là avaient marché, à monter dans les fourgons. Un peu plus loin, la route, faisant un détour, passait au pied d’une colline devant un bouquet d’arbres. Parvenus à cet endroit, les voyageurs furent soudain arrêtés par une bande de vingt cavaliers armés, qui, braquant sur eux leurs carabines, leur ordonnèrent de s’arrêter. Charles Doy voulait se défendre, mais le docteur, voyant l’impossibilité de la résistance, mit pied à terre et s’approcha des assaillants pour parlementer.

Au premier coup d’œil il reconnut parmi eux cinq individus d’une réputation détestable, et ne put conserver de doutes sur le sort qu’on lui réservait. Il resta calme pourtant, malgré les fusils braqués sur lui et les menaces de mort que l’on proférait ; il se contenta de demander aux agresseurs s’ils avaient quelque ordre pour justifier une arrestation si arbitraire. Pour toute réponse, les Missouriens redoublèrent leurs injures et lui frappèrent le visage de leurs revolvers. Cependant l’un d’entre eux lui offrit cinq cents dollars s’il voulait conduire sa troupe d’hommes de couleur à Rialto-Ferry, sur le fleuve du Missouri, vis-à-vis de Weston, proposition que Doy repoussa avec énergie.

Nota. — La carte que nous publions ci-contre, p. 371, très-exacte, représente, en même temps que les deux États où se passent les aventures du docteur Doy, une notable partie du théâtre de la guerre actuelle entre les États du Nord et du Sud.