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prochement, sans prétention de ma part, je vous prie de le croire, n’est pas sans importance. Je venais à Vera-Cruz avec l’intention de m’embarquer pour Sisal ; Miramon venait simplement assiéger la ville, l’eroïca, comme disent les libéraux, quoique Vera-Cruz, plus de vingt fois prise et reprise, ne paraisse pas avoir de titre bien incontestable à ce glorieux surnom. Mais ces métaphores sont le fait de la langue et du caractère espagnols. Le siége de la ville me causa un mois de retard et faillit me coûter la vie. Mon lit fut coupé par une bombe. Il y aurait de la naïveté à affirmer que je n’étais point dedans. Néanmoins, le même projectile me priva de la queue de mon ara, superbe animal qui avait fait avec moi cinq cents lieues de pérégrination, et auquel j’étais très-attaché ; la pauvre bête eut plus de peur que de mal, et quelques jours après se trouvait parfaitement remise de son accident, mais privée pour six mois de son plus bel ornement. Le mal fut grand, pour les pauvres surtout, dont les petites maisons tombaient sous les bombes comme des châteaux de cartes.

Le 30 avril, je m’embarquai sur le Mexico, petit bateau à vapeur sale, lent, lourd ; nourriture rance ; service détestable.

Le 3 mai, nous étions en vue des terres yucatèques et de Sisal, notre port de débarquement.

Le Yucatan est le pays des ruines le plus riche sans contredit en monuments américains ; il en est couvert du nord au sud, et nous y trouverons les plus vastes, les plus importants et les plus merveilleux ouvrages de ces civilisations originales.

Placé à l’extrémité sud de la confédération mexicaine, le Yucatan en fait partie nominalement, car je n’ai jamais bien compris quelle espèce de lien l’attachait à la république ; indépendant par le fait, il appartient aujourd’hui à l’opinion avancée dite libérale, représentée à Mexico par le président Juarez, le premier Indien pur sang qui arriva jamais au pouvoir ; demain, au moment où j’écris, peut-être s’est-il rallié au parti réactionnaire. Les révolutions sont permanentes en ce curieux pays, et les changements à vue n’y surprennent personne.

Le Yucatan n’a guère qu’une seule voie de communication avec le monde. Le vapeur Mexico dessert le petit port de Sisal, venant et retournant de la Havane à Vera-Cruz. Ce trajet a lieu une fois par mois, quand le vapeur n’a point à réparer ses avaries ou nettoyer sa coque, ce qui lui arrive de temps à autre. Le commerce, presque nul, n’emploie que quelques goëlettes de petit tonnage et des bâtiments côtiers d’un mince format. Sisal et Campêche, cette dernière ville surtout, se trouvent le centre du commerce yucatèque. Placé au sud-ouest de Cuba, entre le vingt-deuxième et le dix-septième degré de latitude nord, le quatre-vingt-huitième et le quatre-vingt-quatorzième de longitude ouest, le Yucatan n’est qu’un immense banc calcaire, de quelques pieds à peine élevé au-dessus du niveau de la mer, et dont les côtes n’offrent ni port ni abri ; aussi les vaisseaux d’un fort tonnage sont-ils forcés de stationner au loin, à trois milles à peu près, ce qui rend le débarquement fort pénible en toute saison, fort périlleux par la brise, et impossible lorsque le vent du nord souffle dans ces parages.

Placé sous la zone torride, doué d’une température des plus brûlantes, le Yucatan, sauf les parties avoisinant Tabasco et Belize, jouit d’un climat relativement sain, et cela, grâce à la sécheresse de l’atmosphère. Les côtes y sont, comme toutes celles du golfe, tributaires du Vomito, lequel y règne en été, mais doux et rarement mortel : l’épidémie réserve ses fureurs pour les centres d’émigration. Le Yucatan, qui n’a pas un cours d’eau, on peut même dire pas une goutte d’eau, n’est ombragé que d’un immense bois taillis, semé sur sa plaine monotone ; aussi le paysage n’existe-t-il pas, et vous aurez beau monter sur les pyramides, vous aurez toujours cette même ligne d’horizon, droite, continue, désolante. Mais, terre de prédilection pour le voyageur, le Yucatan est riche en souvenirs : monuments prodigieux, femmes ravissantes, costumes pittoresques, il a tout pour impressionner, il parle au cœur, à l’âme, à l’imagination, à l’esprit, et quiconque le peut quitter avec indifférence, ne fut jamais un artiste et ne sera jamais un savant.

Je surveillai le débarquement de mes bagages avec une sollicitude toute paternelle ; les marins mettaient du reste à leur besogne une brutalité pleine de dangers pour mes instruments et mes fioles de produits chimiques : aussi ce fut avec plaisir que nous quittâmes les flancs du vapeur. Il s’agissait de toucher la terre ; trois heures de bordées nous permirent d’atteindre le petit môle en bois qui fait de Sisal un port de mer : ce ne fut pas sans une certaine joie, tout séjour en mer de quelque durée qu’il soit m’étant particulièrement désagréable.

L’arrivée du vapeur avait jeté quelque animation sur la plage, et deux ou trois dames attendaient à l’abri d’un hangar le passage des voyageurs. Nous fûmes soumis à l’inspection de ces señoras, qui n’ont probablement de tout le mois d’autre distraction que celle-là. Je me fis indiquer la fonda (hôtel). Quand je me fus assuré du bon état de toutes choses, je pus me livrer sans remords à une réfection des plus copieuses, n’ayant, pendant les trois jours de traversée, rien pu avaler sur ce déplorable vapeur.

Sisal est un bourg de douze cents âmes environ, défendu par un fortin en ruines où dorment quelques vieilles pièces de canon rouillées et silencieuses. La rade est parsemée de coques brisées ou enterrées dans le sable, tristes témoins des violences du nord. Les maisons, abritées par quelques cocotiers, meublées de hamacs, offrent le confort des climats chauds : de l’ombre et des courants d’air.

On me parla d’un compatriote, et je m’empressai de lui rendre visite : c’était le docteur Delaunay. Il habitait depuis nombre d’années cette terre brûlante et il portait


    quis par D. Francisco de Montejo, qui rassembla à ses frais une petite armée de quinze cents hommes dès 1527, pour soumettre ce vaste territoire. La civilisation maya, qui dominait dans le Yucatan, était fort différente de celle les Aztèques, vaincus par Cortez. C’était peut-être à elle, mais dans un âge que la science ne peut encore fixer, que l’on devait plusieurs des merveilleux monuments qui excitent aujourd’hui si vivement notre curiosité.