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de la domination arménienne. Les documents diplomatiques nous font connaître son véritable nom, Amoud, que Willebrand a transcrit sous la forme Adamodana. En 1212, le roi Léon II, de la race de Roupèn, avait donné ce château aux chevaliers de l’ordre Teutonique, avec plusieurs domaines d’alentour. Un chrysobulle, déposé aux archives de Berlin, nous a conservé le souvenir de cette donation. Lorsque je visitai le Tumlo-Kalessi, j’eus le plaisir d’y rencontrer Mme  la princesse T. de Belgiojoso, qui avait fait halte au pied de la forteresse et qui se disposait à traverser toute l’Asie Mineure, afin de gagner une ferme qu’elle possède dans le pachalik de Trébisonde.

La route de Missis à Aïas n’est pas sûre ; elle est hantée habituellement par un bandit célèbre, Stépan-oglou, dit le Bossu, qui, à la tête de vingt ou trente bandits du Giawour-Dagh, pille les caravanes et détrousse les passants. Stépan-oglou à son repaire dans les gorges de l’Amanus, mais il va souvent à Aïas pour renouveler ses provisions et acheter de la poudre. Il avait quitté ce village la veille de mon arrivée.

Aïas, l’ancienne Ægée, est une bourgade composée seulement de douze à quinze familles de Turkomans et de fellahs qui habitent des cabanes élevées dans la cour intérieure du château bâti au bord de la mer. Au moyen âge, ce château protégeait la ville de Lajazzo, entrepôt principal du commerce de l’Asie et port célèbre que fréquentaient les navires marchands de Gênes et de Venise, à l’époque des croisades. En face du château de Lajazzo, on voit un îlot sur lequel sont amoncelées les ruines d’une forteresse abandonnée. Il ne reste aucune trace d’antiquités à Aïas, et c’est à peine si l’on reconnaît la place de cette ville célèbre que Marco-Polo et Sanuto ont décrite dans leurs relations de voyage.

Quand nous sortîmes d’Aïas, nous prîmes la résolution de revenir à Tarsous par une contrée complétement inconnue et inexplorée, et que les anciens désignaient sous le nom de plaine Aléienne. C’est dans cette plaine, que couvrent aujourd’hui d’immenses marécages, et dans laquelle on trouve plusieurs lacs salés, que se sont réfugiés ces troupeaux de buffles sauvages qui ont donné leur nom à la Cilicie (χιλιξ). Jadis cette contrée était florissante, et là s’élevaient Mégarse et Mallus, la première, ville grecque autrefois fameuse, la seconde, cité satrapale où les lieutenants des rois de Perse en Cilicie avaient leur résidence. Sur les ruines de Mallus, on trouve un petit village turkoman construit avec les débris de la ville antique, dans une baie formée par la pointe du cap de Karatasch. Tous les habitants de ce village sont d’intrépides chasseurs de buffles. Je profitai de ma visite aux ruines de Mallus pour assister à une grande chasse aux buffles à laquelle les Turkomans s’étaient préparés depuis longtemps, et qui devait être très-fructueuse.

Les chasseurs auxquels je m’étais joint quittèrent Karatasch vers le milieu de la nuit, emportant avec eux des provisions pour plusieurs jours et des armes fraîchement réparées. Ils marchaient tous à pied et avaient, outre leur besace, un laço en corde graissée, dont l’extrémité se terminait par un nœud coulant. Le matin nous arrivâmes au bord des marais, où l’on fit halte. Des éclaireurs partirent dans différentes directions, afin de reconnaître les sentiers que fréquentaient les troupeaux et de chercher des emplacements favorables pour attendre leur passage sans être découverts. Le soir, les chasseurs devaient se placer sur différents points et par groupes, afin de commencer l’attaque. Au coucher du soleil, chacun était à son poste ; les éclaireurs avaient signalé un fort troupeau qui se dirigeait du côté de notre cachette, et déjà on entendait les beuglements des buffles qui venaient se désaltérer à l’eau d’une source voisine. Les buffles marchaient par file, attentifs au moindre bruit, et étaient déjà près de nous, quand un des Turkomans, prenant son élan, fit cingler son laço à la tête de l’animal qui marchait le premier, et tirant vivement la corde, il l’enroula plusieurs fois autour d’un tronc d’arbre qui était à sa portée. Le buffle, saisi à l’improviste, fit un bond qui faillit renverser son ennemi, puis baissant tout à coup la tête, il bondit en faisant des efforts violents pour se débarrasser de ses liens. Pendant que ceci se passait sous mes yeux, d’autres Turkomans, postés dans des lieux sûrs, s’emparaient de la même façon et avec une adresse merveilleuse de plusieurs buffles. Le reste du troupeau ainsi attaqué avait pris la fuite dans toutes les directions, et le bruit de leurs pas sur le sol cessa bientôt de se faire entendre. Lorsqu’un buffle a été pris, les Turkomans s’éloignent pendant plusieurs jours, en ayant soin d’enlever les roseaux qui sont à sa portée, afin qu’il ne puisse trouver que des herbes insuffisantes pour se nourrir. Dès qu’ils pensent que l’animal est suffisamment affaibli par le manque de nourriture, ils reviennent sans bruit, lui jettent un second laço et l’entraînent facilement au village de Karatasch, où on achève de le dompter. Le buffle pris jeune est un animal docile, patient et sobre. Il rend à l’agriculture de grands services, et les voituriers turkomans lui font traîner des chariots chargés de lourds fardeaux. Quand on attelle ensemble plusieurs paires de buffles à un chariot, on est étonné de voir ces animaux transporter à d’énormes distances et par des routes souvent impraticables, des pièces de canon de siége que vingt chevaux auraient peine à traîner sur une route ordinaire. Ce sont des buffles qui ont transporté les pièces d’artillerie qu’Ibrahim-Pacha avait fait placer au Kulek-Boghaz, lors de son expédition contre le sultan Mahmoud ; et quand le gouvernement turc résolut de désarmer cette forteresse et d’en faire partir l’artillerie pour Constantinople, en 1856, ce furent encore des chariots traînés par des buffles qui transportèrent toutes les batteries, depuis les Portes de Cilicie jusqu’au port de Mersine, où elles furent embarquées.


Un baptême arménien à Tarsous.

Au retour de mon voyage dans la Cilicie des plaines, et au moment où je songeais déjà à faire mes préparatifs de départ, je fus convié aux fêtes d’un baptême. Un de mes amis de Tarsous, le khavadja Mapheli, riche Ar-