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Desague, il est nécessaire de se rendre compte de la topographie de ce beau bassin de Mexico.

La vallée au milieu de laquelle s’élève l’ancienne Venise astèque forme un ovale de dix-huit lieues de long sur douze de large environ, enveloppé d’une ceinture de montagnes porphyriques dont les sommets inégaux présentent une ligne d’horizon des plus pittoresques. La Femme blanche et la Montagne qui fume, avec leurs neiges éternelles, se dressent au sud-est et semblent les fermoirs de diamants de cette noble parure. Le second de ces volcans justifie encore son nom, bien qu’il y mette de la réserve. Du sein même de la vallée, s’élèvent en divers endroits quelques cones isolés, volcans éteints pour la plupart.

Six grands lacs, sans mentionner quelques étangs, occupent une large portion du plateau. En face de Huehuetoca se trouve le lac de Zumpango ; au-dessous celui de Jaltocan ; puis, toujours vers le sud, celui de San-Cristoval, le grand lac de Tescuco, près duquel est assise la capitale, jadis environnée de ses eaux, et enfin ceux de Jochimilco et de Chalco, qui n’en font à proprement parler qu’un, divisé par une chaussée. L’eau de ces lacs est douce sauf celle du Tescuco, qui est salée, phénomène dont la bizarrerie apparente s’explique par ce fait qu’étant le plus bas, il reçoit, avec le trop-plein des autres, les lavages de soude et de potasse que les affluents apportent des montagnes et dont ses eaux sont saturées.

Ces nappes se sont considérablement rétrécies depuis la conquête, les sources voisines ne suffisant pas à entretenir l’équilibre de leur niveau sous un climat où il pleut rarement, et à une hauteur barométrique ou l’évaporation est grande. Le lac de Tescuco, peu profond généralement, a surtout laissé un vide immense, d’autant plus regrettable que les efflorescences salines inutilisent en partie le terrain que devraient occuper les eaux.

Mais cette inquiétante disparition de l’élément fertilisateur, ne prévient pas complétement les inquiétudes d’une nature opposée que font naître les crues subites de ces mêmes eaux. Dans ce dernier cas, le lac de Tescuco, enrichi du superflu des autres, se gonfle et cause parfois de graves dégâts. Les chroniques indiennes mentionnent une grande inondation sous le règne de Montezuma Ier, vers le milieu du quinzième siècle, et, depuis la conquête, il y en a eu plusieurs. Les digues ne remédiant à rien, on songea à une galerie d’écoulement qui eût jeté l’excédant des eaux de la vallée de Mexico dans celle de Tula, plus basse de deux cent vingt-deux mètres. Telle fut l’origine du Desague. Un canal de huit mille six cents mètres, creusé en grande partie au travers de la colline de Nochistongo, conduisit dans le rio Tula les eaux du rio Cuautitlan, principal affluent du lac Zumpango, et cause première de la plupart des débordements. Un second canal à écluses devait également porter dans le premier le trop-plein du Zumpango.

On fit d’abord un tunnel ou socabon ; mais l’insuffisance des notions que possédaient les ingénieurs du temps sur le muraillement convenable à ces sortes d’ouvrages amena des dégâts incessants, et l’on se décida à transformer le socabon en une gigantesque tranchée à ciel ouvert.

Ces travaux, inaugurés en 1607, après la troisième inondation, par le vice-roi D. Luis de Velasco II, ne furent achevés qu’en 1789. Il va sans dire que grâce à la déplorable administration coloniale de l’Espagne, l’entreprise était devenue une bonne vache à lait. Des millions y furent engloutis, quinze mille Indiens, traités comme des nègres marrons, y furent presque constamment employés, et le résultat le plus net de ce déploiement de forces irrésistibles, fut, pendant bien des années, l’enrichissement d’une foule d’Espagnols, clercs ou laïques (les moines ne dédaignèrent pas de mettre la main à cette œuvre), et la mort d’une armée de travailleurs indiens ; ces pauvres diables, surchargés de travail et de coups, à peine nourris, décimés par les maladies, étaient en outre fréquemment ensevelis par des éboulements que l’on ne savait pas prévenir. Il en périt, dit-on, un million dans les vingt premières années seulement. Ce chiffre, que rapporte Thomas Gage, est exagéré peut-être, mais cette exagération même démontre à quel point l’opinion publique était émue du sort fait à ces malheureux.

Le Desague, qui ne détournait après tout que les eaux du rio Cuautitlan, ne pouvait être qu’un palliatif, et l’on comprit bientôt, en face de la triste réalité, que pour mettre Mexico complétement à l’abri du fléau, il fallait donner un écoulement direct au lac de Tescuco. En 1804, pendant le séjour de Humboldt à Mexico, et peut-être à son instigation, le vice-roi Iturrigaray ordonna la construction d’un canal destiné à conduire au Desague le trop-plein des lacs de Tescuco, San-Cristoval et Jaltocan. L’entreprise n’était pas sans difficultés, car l’inclinaison du sol de la vallée est précisément en sens inverse, et Huehuetoca est de vingt mètres plus élevé que Mexico ; mais ce n’était là qu’une question de coups de pioche qui ne pouvait arrêter personne, et, moins que d’autres encore, des Espagnols à qui les Indiens coûtaient si peu. Ce canal fut commencé, mais ne fut pas mené à fin. On en voit un tronçon à l’ouest du Zumpango.

Le Desague est donc une œuvre colossale, mais incomplète à tous égards, comme toutes les œuvres des administrations irresponsables envers la nation dont elles tiennent les intérêts en main. Pour qu’elle fût parfaite, il faudrait non-seulement que tous les lacs eussent un écoulement au moment des crues extraordinaires, mais aussi qu’aux époques de pénurie ils pussent recevoir toutes les eaux que la nature leur destinait. Problème hydraulique qui est loin d’être insoluble et dont la solution serait d’une haute importance pour Mexico, menacé par la sécheresse. Le lac de Tescuco, notamment, se retire de plus en plus ; il serait déjà à sec probablement si ceux de Jochimilco et de Chalco ne lui fournissaient régulièrement cent trente pieds cubes d’eau par seconde au moyen du canal de la Viga qui les réunit.