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nous nous couchâmes tout vêtus, moins les chaussures, couvre-chefs et paletots. Nous lui confiâmes nos effets et surtout notre argent. Il reçut le dépôt et ne reparut que pour nous le rendre quelques jours plus tard.

Les infirmiers, qui nous traitaient du reste avec beaucoup d’égards, nous prévinrent de faire grande attention à nous, vu l’imprudence que nous commettions de conserver nos vêtements. Il y avait dans la salle une foule de gens capables de venir nous assassiner la nuit pour nous dépouiller, en dépit de la sentinelle et des infirmiers de garde ; le fait n’était pas sans exemple, nous dit-on.

Il ne nous arriva pourtant rien ; nos compagnons se tinrent sans cesse à distance respectueuse de nous, et nous, de notre côté, nous nous fîmes une règle de ne pas avoir le moindre rapport avec eux.

Notre existence n’était pas gaie. Le matin avait lieu d’abord la visite du médecin ; don Pablo Gutierez est élève de la Faculté de Paris ; il causait peu, mais nous soignait bien. Après lui venait le déjeuner, consistant en un bol d’atole, sorte de boisson épaisse ou d’aliment liquide, composée de farine de maïs délayée dans de l’eau avec du sucre et liée par la cuisson ; c’est un mets favori des gens du pays ; l’atole de leche, dans lequel le lait remplace l’eau, et que relève un peu de cannelle, est assez agréable au goût. À onze heures, distribution des médicaments prescrits ; à midi, le dîner, une simple tasse de bouillon ; après dîner, les visites, et le soir, une nouvelle tasse d’atole pour souper.

Vers huit heures, l’aumônier venait dire la prière, l’oracion ; il se plaçait à la porte, devant une table transformée en autel, sur laquelle brûlaient quatre cierges. Leur rougeâtre lueur, s’infiltrant jusqu’aux profondeurs de la salle, rendait quelque peu diaphane l’obscurité dans laquelle nous étions ensevelis. Agenouillés sur leurs lits, les prisonniers répondaient aux litanies en hurlant comme des démoniaques ; leurs silhouettes sauvages se dressaient fantastiquement au sein de cette atmosphère mystérieuse ; d’étranges ombres vaguaient sur les murs ; c’était une vision infernale. La prière finie, les cierges s’éteignaient, sauf un, et tout bruit cessait en même temps. Un silence de plomb semblait alors, par l’effet de la transition, envahir l’hospice, qui n’est bruyant et animé en aucun temps. Ces bâtiments immenses, que séparent de vastes cours, s’élèvent à l’extrémité d’un faubourg presque désert, et sont à peine peuplés eux-mêmes ; on se croirait au fond de l’Escurial. Durant le jour, le murmure vague des conversations à voix basse se dissolvait à l’instant dans cette quiétude sépulcrale que troublaient seuls, par intervalles, les hurlements lugubres d’un fou furieux dont le cabanon donnait sur une cour voisine. La nuit, cette voix qui criait au meurtre et demandait du secours prenait des proportions étranges et désespérantes comme une fantaisie d’Anne Radcliffe.

L’événement le plus remarquable de notre séjour en ce lieu fut la mort d’un des prisonniers, un vieillard couturé de blessures. Dès que commença son agonie, on dressa un petit autel à côté de son lit : crucifix, fleurs artificielles, eau bénite et cierges allumés. Ces mesures pieuses, mais d’un effet exagéré, en usage dans tous les hôpitaux espagnols que j’ai visités, sembleraient vraiment calculées pour éviter que le patient n’en réchappât, dans le cas où la nature lui réserverait quelque crise favorable au dernier moment, ainsi que cela peut arriver. Il est évident qu’en revenant à lui, le malade ne peut manquer, à la vue de cet autel significatif, de recevoir un choc qui le remet à sa place. Le corps demeura exposé une nuit et fut emporté, sans pompe, sur une civière.

Le 13, nous reçûmes la visite de don Manuel Llanoz et de M. Lyon ; ils parurent très-affectés de nous trouver en pareil lieu et nous ne leur cachâmes point le dégoût que nous en ressentions nous-mêmes. Aussi le général gouverneur de l’État consentant à nous mettre en liberté sous caution valable, le 15, à midi, j’étais libre et je recevais l’hospitalité chez MM. Tarel et Lyon qui s’étaient portés garants pour moi.


Guadalajara et ses promenades. — Notre-Dame de Zapopan. — Les recrues mexicaines. — Amnistie et départ.

La maison de ces messieurs est située dans un des faubourgs, à l’orient de la ville, dont le sépare le ruisseau de Mexicalcingo ; elle forme une manzana entière, c’est-à-dire le bloc compris entre quatre rues. L’habitation des maîtres et des ateliers, où se teignent la soie et le coton, où se tissent les robozos, n’occupent, il est vrai, qu’une faible portion du bâtiment ; le reste est divisé en petits logements loués ou à louer. Ces constructions couvrent à peine elles-mêmes une moitié de l’énorme superficie de la manzana ; au milieu règne un magnifique jardin que de hautes murailles, contre lesquelles le nopal grimpant dessine ses capricieux zigzags, isolent entièrement des cours et dépendances des habitations contiguës.

Les fenêtres de ma chambre donnaient sur le jardin, qui eût paru un Éden même aux yeux d’un homme qui, comme moi, ne serait pas sorti la veille des entrailles de pierre de Belen. Bien qu’une partie de sa surface fût consacrée à la culture des légumes ! ce côté pratique de la scène était voilé de trop de splendeurs pour causer le moindre regret. C’était une mosaïque monochrome des plus variées, où se mêlaient toutes les nuances du vert, cette riante livrée de la nature. Le bananier balançait ses larges feuilles au-dessus de magnifiques orangers chargés de fruits, à côté du mûrier, du pêcher, du poirier. Les tiges flexibles de la canne se dressaient au milieu des rosiers et les petites baies rouges du caféier, brillaient comme des rubis dans cet émail. Les ombrages touffus de Paseo et de l’Alameda, dominés par les dômes et les clochers des temples de la ville, encadraient ce tableau, sur lequel les sombres pyramides de quelques nobles cyprès faisaient brusquement saillie.

Je n’ai point oublié ce jardin, cette atmosphère parfumée, cette chambre où ma rêverie m’emporte sans cesse ces portales sous lesquels s’écoulait la moitié de notre existence ; on y recevait les visites, on y jouait, on y causait, on y prenait le café après les repas en fumant lentement un puro (cigare) de Tépic. J’ai passé là quelques-uns des mois les plus heureux de ma vie au milieu