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Tisontla. — Guaynamote. — Lodelamedo. — Arrivée à Tépic. — Tépic. — Aspect de la prison. — Notre condamnation. — Les voleurs de grands chemins.

Nous avions appris que nos camarades arrivés sur el Brillante, deux jours avant nous, nous attendaient au pueblo de Guaynamote, à une petite distance de là ; on voulait nous y conduire le soir même, mais nous refusâmes. D’ailleurs il était nuit close quand nous achevâmes de souper et le temps menaçait. De moment en moment un éclair déchirait les gros nuages qui faisaient tache sur le ciel scintillant d’étoiles, un roulement lointain, plein de menaces, une bouffée de vent capricieuse et puissante qui faisait gémir le feuillage et craquer la charpente élastique des cabanes, annonçaient un de ces ouragans si fréquents à cette époque et qui ne tarda pas à se déchaîner.

Le tonnerre lança aux échos de la montagne de monstrueuses notes auxquelles répondirent les gémissements douloureux de la forêt et le craquement des arbres brisés par la tempête. Des torrents de poussière s’abattirent en tourbillons sur le village. L’obscurité était intense, surtout du côté de la montagne, seulement sur ce fond lugubre étincelaient par myriades les feux du cocuyo ou mouche lumineuse. Surexcités jusqu’à l’orgie par le trouble des éléments et l’électricité dont l’atmosphère était surchargée, ces fantastiques porte-lanternes s’agitaient avec frénésie, semblables aux étincelles d’un incendie lointain que le vent eût apporté là en se jouant. Puis, tout à coup, ce nuage se fendait ; à la nuit sans clarté succédaient des clartés sans ombres, sous les torrents de cette clarté blafarde qui brûle les paupières de l’homme, les cocuyos disparaissaient et le paysage entier se dévoilait dans ses moindres détails, torturé par l’ouragan et semblable à un décor de l’autre monde. Puis c’étaient des ondées tropicales, c’est-à-dire éveillant dans l’esprit la notion du déluge.

S’il eût été possible de dormir au milieu de cette révolution de la nature, nous en eussions encore été empêchés par des soucis plus mesquins. Les moustiques aux longues pattes, les terribles sancudos du côté de l’air, les puces et autres insectes du côté de la terre, enivrés d’électricité, féroces jusqu’à la rage, aussi nombreux que les grains de poussière qui nous aveuglaient, nous livraient des attaques incessantes, furieuses, irrésistibles. Ainsi s’écoula la première nuit.

Le lendemain, nous nous rendîmes à Guaynamote. Deux lieues environ nous en séparaient seulement, et ce fut une promenade. Nous avions fait une dizaine de lieues depuis notre départ de San Blas, mais des lieues mexicaines, c’est-à-dire de cinq kilomètres et demi à peu près, détail à mentionner. Nous arrivâmes de bonne heure, mais comme il y avait une foule de traînards sur la route de San Blas à Tisontla, le commandant de l’escorte nous annonça que nous y passerions la journée. Nous eûmes la liberté de parcourir le village.

Guaynamote est pittoresquement situé sur un petit plateau entouré de bois, de vallons et de hauteurs. Les cabanes sont en bambous, à jour, de véritables cages à toits plats. Un hamac, ou le plus souvent un pétate, constitue avec quelques blocs de bois, servant de siéges, tout l’ameublement intérieur. Dans un coin, des harnais et des couvertures, dans un autre, trois grosses pierres formant le foyer où se consument, sans fumée ni flamme, quelques petits branchages bien secs ; de la poterie rouge, ornée de dessins noirs, d’un style qui rappelle les Aztèques, ollas, représentant notre pot-au-feu, jaros ventrus, renfermant la provision d’eau ou celle de maïs, cantaros, petites cruches élégantes, à deux goulots généralement.

La population est indienne et d’un beau sang ; j’ai vu là quelques jeunes filles d’un galbe merveilleux que la statuaire chercherait en vain à idéaliser.

À une des extrémités du village s’élève une vieille église abandonnée, construction en pierre, sans aucun caractère. On nous y confina pendant la nuit. Je demeurai seul, libre de mes actions, avec M. Guilhot : cette liberté, que nous conservâmes désormais, entraînait, avec le soin de veiller au bien-être et à l’alimentation de nos hommes, le droit d’accorder, à l’occasion, des sorties momentanées et partant une assez grande responsabilité.

Le 15, nous nous mettons en marche à l’aube ; j’ai loué un cheval, quelques prisonniers écloppés sont également montés sur des animaux de réquisition, et l’on doit s’en procurer d’autres le long de la route, car le nombre de nos traînards est grand. L’officier mexicain en marche a toujours le droit de mettre ainsi en réquisition des animaux et, au besoin, des hommes ; il est juge de la valeur du service et fixe la rétribution à sa convenance. Aussi, le passage d’une troupe est-elle toujours un fléau pour les gens de la campagne, qui expédient immédiatement dans un autre canton tous les animaux valides, ne gardant que ceux qui sont à peu près hors de service ; encore n’est-ce que le sabre en main, en jurant, tempêtant, menaçant, que les officiers peuvent obtenir ces haridelles. Le propriétaire suit alors tristement ses bêtes, un jour, deux jours quelquefois, jusqu’à un relai obtenu par le même procédé ; la perte de son temps ne lui est nullement rémunérée.

Le pays, au sortir de Guaynamote, est montagneux, abrupt, boisé, très-pittoresque ; l’eau court de tous côtés au milieu des rochers. Çà et là nous rencontrons quelques plants de bananiers.

Nous rejoignons ici la route principale et la scène prend de l’animation ; à chaque instant se montre un cavalier à mine étrange, un troupeau de mules chargées venant de Tépic ou y transportant au contraire les produits de l’Europe déposés à San Blas.

Une route belle et large, à travers un pays ondulé et sur un sol pierreux, nous conduisit à la ville de Tépic où nous fîmes notre entrée au milieu d’une population silencieuse, empressée, que la solennité du jour de l’Assomption avait, pour notre mortification, mis sur pied depuis le matin. Une curiosité bienveillante se peignait du reste sur tous les visages.

Tépic est une jolie ville, la seconde de l’État ; ses