Page:Le Tour du monde - 05.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

carré situé dans la rue de la Douane, à l’angle d’une petite rue qui conduit au rivage. Une soixantaine d’hommes seulement furent conduits au Colabozo et M. de Raousset fut emprisonné lui-même, séparément, dans un local qui en dépendait.

Nous fûmes traités avec assez de rigueur les premiers jours pour nous faire craindre que notre existence ne fût gravement compromise : le moins qui pût nous arriver était d’être décimés. Cependant la sévérité se relâcha bientôt, et avec elle disparurent les sombres appréhensions.

Le 26, on nous annonce notre départ pour San Blas. Le 28, soixante-sept hommes s’embarquent en effet sur la goëlette mexicaine el Brillante, et le lendemain, à six heures après midi, le brik Inez en reçoit cent vingt de plus, parmi lesquels je me trouve.

Nul incident remarquable ne vint diversifier ce voyage qui fut long et ennuyeux. La brume nous voilait la vue des côtes et nous essuyâmes quelques grains assez forts. Nous étions dans la saison des pluies, toujours signalée sur ces côtes par des orages et des coups de vents en tourbillons d’une violence redoutable ; ils sont fort expressivement désignés sous le nom de cordonazos, coups de cordons ou coups de fouet. Le dernier, et le plus terrible souvent, arrive généralement à l’époque de la fête de saint François, le 4 octobre, et porte à cause de cela le nom de cordonazo de San Francisco. Nous souffrîmes beaucoup de la chaleur, surtout la nuit.

Le 11 août, dans la soirée, on reconnaît les îles nues et escarpées de las tres Marias et l’îlot de Juanico. Ce groupe se trouve à trente lieues environ au large de la rade de San Blas. Un orage violent nous empêche d’atterrir et nous repousse au large pendant la nuit. Le lendemain, le temps nous permet de gagner le port. On reconnaît le cerro San Juan, pic de mille neuf cents mètres d’élévation, qui s’aperçoit de vingt lieues au large. En approchant du mouillage, on rencontre deux grands rochers blancs à une distance de douze milles l’un de l’autre ; le premier, celui qui est au large, porte, en raison de cela, le nom de piedra blanca de a fuera, l’autre est la piedra de a tierra. C’est au sud de ce dernier que nous venons jeter l’ancre.

L’aspect de la côte est riant. Elle est basse et présente un long rideau de verdure au tissu serré ; un étroit ruban blanc qui trace la plage, le sépare de l’indigo des mers. En face de nous surgit comme du sein d’un nuage d’émeraude, un morne tout ruisselant de verdure lui-même et bizarrement drapé de festons ; il est couronné de murailles ébréchées sur lesquelles flotte le drapeau de la république : c’est l’ancienne commandance espagnole. Le torrent végétal semble rouler de ses arcades brisées, comme s’il y prenait sa source, et bouillonne bien loin vers le sud, jusqu’à un mamelon moins élevé qui supporte d’autres ruines, celles du castillo del Borrego. À ses pieds le ruban blanc se rompt, il y a brèche dans le massif de verdure. C’est l’entrée de l’estero de San Cristoval, canal qui enveloppe le plateau de San Blas. Au nord du morne de la Commandancia, la forêt s’éloigne du rivage, et dans la clairière s’élève un hameau, dont les cabanes irrégulièrement dispersées, sont construites en troncs de palmiers placés debout ; leur toiture aiguë est formée des feuilles du latanier.

Un mamelon de rochers qui fait promontoire, clôt le panorama de ce côté. Son aspect desséché rappelle les côtes de la Sonora et de la basse Californie et tranche bizarrement avec les luxueux décors de la rive ; quelques palmiers nains, des cactus, des aloès, s’y dressent comme des moulures frappées à l’emporte-pièce. Un brise-lame en pierres sèches prolonge vers le rivage l’extrémité méridionale de cette jetée naturelle, derrière laquelle se trouvent l’anse del Pozo et l’entrée de l’estero de l’Arsenal. Des pointes noires, fines comme des aiguilles, percent au-dessus des rochers, annonçant la présence de quelques barques dans ce port intérieur.

Ce morne de la Commandancia nous cache la ville qui s’élève à deux kilomètres de la mer environ, sur un plateau isolé de quelques mètres d’élévation. Le hameau pittoresque et riant de la Playa est un séjour brûlant, infesté de moustiques, abandonné aux pêcheurs, aux muletiers, aux matelots. On n’y voit qu’une seule maison de pierre, sise à mi-chemin de la ville ; c’est un corps de garde. Mais il y a quelques ruines dispersées depuis la Commandance jusqu’à l’anse del Pozo ; au temps des Espagnols, il y avait là un hôpital, des magasins, des ateliers, un arsenal près de l’estero qui a gardé ce nom, sur lequel se trouvaient également des chantiers de construction maritime ; car San Blas avait alors une importance que justifiait mal le peu de sûreté d’une rade bayant à tous les orages. Ouverte du sud au nord, cette baie, si tant est qu’on puisse donner ce nom à une échancrure insignifiante, sûre pendant l’été, quand les vents soufflent de la terre, est dangereuse dans la saison des pluies.

San Blas est situé dans le delta sablonneux que forme un bras du rio Santiago ou rio grande de Tololotlan, le cours d’eau le plus important du Mexique, du moins par la longueur de son parcours, en exceptant toutefois le rio del Norte et le Gila. À l’époque de la guerre de l’indépendance, un officier espagnol, gouverneur de ce port, fit couler un navire chargé de pierres dans l’embranchement principal, pour faire pièce aux insurgés. Cet obstacle n’a jamais été enlevé et l’estero de l’arsenal que ne balaye plus le courant du fleuve, se comblant peu à peu, n’est plus accessible aux navires d’un tonnage élevé.

Le 13, au point du jour, d’énormes chaloupes viennent accoster l’Inez, et nous transportent tous, avec armes et bagages, dans l’anse del Pozo. Le capitaine de port, escorté de quelques soldats, nous fait former les rangs sur la plage et nous nous mettons en marche immédiatement pour Tépic, sans prendre même le temps de manger. Le capitaine avait, nous dit-il, des ordres précis à notre égard : on redoutait pour nous le climat meurtrier de la côte. La chaleur est très-forte à San Blas, en effet ; le thermomètre y varie de trente-cinq à quarante-cinq degrés centigrades à l’ombre, et ne descend jamais