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élevées de trois mètres au-dessus du sol ; les volets en sont ouverts, et sur les rayons, comme les livres d’une bibliothèque, se rangent, se tiennent accroupies et immobiles un grand nombre de femmes ; elles nous rappellent les idoles dans les temples de l’Inde.

« La surface entière de l’église occupée, on cherche encore à l’étendre pour y trouver une place si désirée, et pour laquelle, venu de si loin, on a bravé tant de dangers, tant de fatigues. On s’empare de toutes les saillies des colonnes, des corniches, et on y établit de petits échafauds, formant plate-forme, sur lesquels on peut encore, au-dessus de la foule, se loger. On est même plus libre, plus isolé : entre les colonnes, on se trouve comme dans une loge de spectacle. C’est une procession continuelle d’hommes, de femmes, d’enfants, qui apportent des objets de campement. On mange, on fume, on prend le café sans grand tumulte ; la police n’intervient pas. Une seule mesure préventive est prise en entrant : on fouille les hommes et on dépose sur le divan des gardiens les armes apparentes ou cachées : pistolets, poignards, yatagans, simples couteaux sont là étalés dans un curieux désordre, depuis la lame commune enveloppée d’une gaîne grossière en peau, jusqu’au poignard damasquiné, avec fourreau de velours relevé d’or et de pierreries. Chacun se laisse faire sans apporter la moindre résistance. »

Tandis que les Grecs campent ainsi dans l’église du Saint-Sépulcre, les Latins prient encore aux stations de la voie douloureuse. Ils ne rentrent à l’église que le soir pour assister à une procession qui est, en quelque sorte, tout un drame en action et dure jusqu’au milieu de la nuit.

Une figure en relief, de grandeur naturelle, représente le Christ : la tête et les membres sont flexibles.

À six heures du soir, les pères de terre sainte sortent avec ce grand crucifix de la chapelle de la Sainte-Vierge ; suivis des fidèles et portant tous des flambeaux, ils chantent tour à tour le Stabat et le Miserere. Ils s’arrêtent successivement aux autels de la Division des vêtements et de l’Impropère ou de l’opprobre (g, b), où l’on récite les premières scènes de la Passion ; puis ils se dirigent vers le Calvaire. Un prêtre raconte alors, en montrant le crucifix, tout ce que le Fils de Dieu a souffert sur le Golgotha. Plusieurs religieux soulèvent la figure du Christ ; ils l’attachent avec des clous sur une croix et l’élèvent au-dessus même du trou où jadis fut posé l’instrument du supplice divin. Le récit du drame continue. La voix du prêtre est couverte par les sanglots et les cris, non-seulement du petit nombre de ceux qui sont présents, mais de la foule de ceux qui se pressent en bas dans l’église. Pendant quelque temps on n’entend plus que ces bruissements de douleur qui montent ou descendent, s’affaiblissent ou croissent comme par rafales dans la vaste étendue du sanctuaire. Enfin un religieux s’approche de la croix : il tient d’une main un marteau, de l’autre une tenaille. Il arrache d’abord la couronne d’épines et la tête du Christ se penche ; puis les clous des mains, et l’on voit tomber les bras le long du corps ; enfin les clous des pieds, et tout le corps glisse dans des bandes de linge que portent d’autres religieux. On se prosterne : on prie. La procession se remet en mouvement ; on transporte le corps jusqu’à la pierre de l’onction, et là se poursuit le drame imitatif. Un linge blanc couvre le marbre rouge : aux quatre coins sont des vases de parfums. Un prêtre en verse les essences sur le corps enveloppé d’un suaire, il brûle quelques aromates, en rappelant les paroles de l’Évangile. On s’avance avec des lamentations jusqu’au saint sépulcre et l’on dépose le Christ à l’intérieur sur le marbre qui couvre son tombeau.


Le samedi saint.

Le samedi saint, il n’est pas facile aux Latins de pénétrer dans l’église. Du reste, les cérémonies du culte orthodoxe n’y diffèrent point de celles qui se renouvellent chaque année le même jour dans nos édifices religieux. L’événement notable est la distribution du feu sacré aux Grecs. Encore ici, je ne saurais aussi bien dire que M. le docteur Juglar :

« Les portes sont closes ; nous attendons sous un soleil brûlant, entourés de Grecs, un paquet de petits cierges réunis en faisceaux à la main. Une haie de soldats, continuellement rompue, s’efforce de maintenir un passage devant la porte. On n’épargne pas les coups : on frappe légèrement sur la tête, lourdement sur le dos, avec des bâtons, des courbaches, même avec les baïonnettes-sabres des fusils ; quoique l’on nous respecte, il faut nous garer pour ne pas être confondus dans la mêlée. Enfin, après une heure d’attente, la porte s’ouvre, un double courant s’établit de l’intérieur et de l’extérieur également combles ; les uns veulent sortir, les autres veulent entrer. Le consul de France, précédé de ses cavas, balançant leurs cannes et frappant à droite et à gauche pour se frayer un passage, est lancé au milieu de ce tumulte, protégeant de son bras les sœurs de Saint-Joseph. Les portes se referment, se rouvrent de nouveau ; nous nous précipitons et pénétrons enfin, non sans contusions, avec une poignée d’Anglais. Nous montons rapidement aux galeries supérieures. Placés dans les tribunes de la galerie haute, dont la moitié seulement appartient aux Latins, nous dominons et plongeons dans le dôme, qui nous offre le plus singulier spectacle.

« La coupole est remplie d’hommes, de Grecs, d’Arméniens, de Cophtes, d’Abyssins, de nègres, d’Indiens, de tous les pays, de toutes les couleurs, des costumes les plus divers et les plus bizarres. Quelques-uns n’ont que leur chemise et leur caleçon, nu-jambes, nu-pieds, nu-bras ; ils se cramponnent aux murailles ou à leurs voisins pour ne pas perdre leur place ; d’autres se donnent le bras afin de ne pas laisser rompre les rangs, dans les oscillations violentes d’un flux et d’un reflux continuel, qu’on ne peut mieux comparer qu’à la houle de la mer. Plusieurs Arabes, plus hardis que les autres, se sont suspendus aux rebords des chapiteaux des colonnes, et se tiennent ainsi debout, accolés au fût, grâce à leur ceinture ou à leur turban jetés autour d’eux formant un anneau flexible, dans lequel ils se balancent.