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reçois un quoique je ne sois que membre adjoint et pour peu de temps ; mais je cherche en vain l’idée correspondante à ces maillets.

« Leur utilité m’est révélée par trois coups secs du marteau magistral, suivis d’un roulement terrible des maillets, qui fait bondir toutes les chopes et moi avec elles. C’est le président qui dit : « La séance est ouverte, » et les membres qui répondent : « Nous écoutons ! »

« On me présente officiellement, et un roulement trois fois répété m’apprend que le cercle est honoré de ma présence. Ne sachant parler l’allemand, ni le maillet, je prie mon introducteur de remercier pour moi, ce qu’il fait en moins de mots que de coups frappés, auxquels les autres répondent, et, à ma grande satisfaction, l’on passe par-dessus l’incident pour arriver aux communications qui intéressent l’art national. Malheureusement, si j’entends beaucoup de mots, je ne comprends rien des belles choses qui se disent.

« Quand l’orateur eut fini, il y eut un moment de repos où l’on ralluma les pipes et un peu la conversation ; on m’adressa amicalement le grand reproche que les Allemands ont sans cesse à la bouche contre nous, de manquer de sérieux. En ce moment-là, ils avaient ma foi bien raison, car avec leur pipe dans une main et leur maillet dans l’autre, ils étaient fort graves ; tandis que moi, le très-indigne représentant de la France en cette circonstance, j’avoue que je l’étais fort peu.

« Cependant la séance littéraire a repris, et un comédien lit d’une voix pleine et harmonieuse un vieux lied qui chante le vieux Rhin aux flots verts, la vieille simplicité allemande, son vieux courage et sa vieille bonne foi !

« Ce morceau soulève un vrai tonnerre d’applaudissements, vu l’instrument qui y servait, et j’y joins modestement les miens. Mais l’enthousiasme de l’assemblée est porté au comble par le morceau suivant, qui m’est expliqué plus tard. Dans un chant de colère aussi farouche et fantasque d’allure que le génie de l’inspiration qui louchait derrière nous, le poëte maudit le pont du Rhin qu’on venait d’inaugurer à Kehl. Il voit déjà les Français s’en approcher sournoisement pour le franchir, tandis que la bonne Allemagne sans défiance est à ses chopes et à ses amours. Mais le poëte veille pour elle : les flots du fleuve, soulevés par ses incantations patriotiques, emportent les envahisseurs ; leurs cadavres, vils et pourrissants, roulent de tourbillon en tourbillon pendant des siècles, et le Rhin, complice de la malédiction du poëte, les retient pour l’éternité dans sa vase fangeuse.

« Le morceau était singulièrement choisi pour la réception d’un confrère français. Aussi, en fin de compte, j’en suis presque à me repentir d’avoir payé, par tant de réserve, cette hospitalité un peu trop germanique. »


J’ai souvent parlé de l’amour effréné des Allemands pour le tabac.

Les Français et les Anglais consomment par an et par tête une livre de ce narcotique ; c’est environ pour nous seuls vingt millions de kilogrammes ; les Turcs, que je croyais les plus grands fumeurs du monde, restent à deux livres et demie. Les Allemands vont à trois, mais comme les Hollandais sont à quatre, ils travaillent à les rattraper et en viendront à bout, sans faire attention que les Bataves, vivant à peu près dans l’eau, ont peut-être une raison hygiénique de chasser l’humidité qui les pénètre par du feu dans la bouche et dans l’estomac : la pipe et le genièvre. Il est vrai que les Allemands se mettent autant qu’ils peuvent dans des conditions d’humidité analogues par l’énorme quantité de bière qu’ils absorbent. Ils boivent pour fumer et fument pour boire. Avec ce régime-là, l’Allemagne est devenue, ou sera bientôt, le pays qui produit le plus de fumée.

Ce goût fait pourtant sortir déjà du pays pas mal d’argent. Le Zollverein est obligé d’acheter au dehors les trois huitièmes de sa consommation.

Le philosophe s’attriste à mesurer la masse immense de travail qui, chaque année, est dépensé d’un pôle à l’autre pour la satisfaction d’un besoin tout factice. Mais que sa vue réjouit le cœur du financier ! Elle fournit d’inépuisables ressources pour les budgets aux abois, et répand l’aisance parmi ceux qui la cultivent. Le petit pays de Bade à lui seul produit cent vingt mille quintaux de tabac par an, ce qui, à raison de trente francs, en moyenne, lui rapporte trois millions six cent mille francs.

Cependant que de bonnes choses ont un mauvais côté ! Le tabac exige les meilleures terres, ce qui restreint d’autant le domaine des céréales et des plantes fourragères ; il utilise les bras des enfants qui seraient tout aussi bien à l’école qu’au séchoir ; enfin les profits qu’on trouve à cette culture poussent à la division extrême des propriétés. En vain le gouvernement du grand-duc a édicté la loi du 5 mai 1856, pour la réunion de parcelles, on peut voir une commune badoise où sept hectares sont divisés en mille morceaux, appartenant à soixante-cinq propriétaires. Quand la propriété est ainsi réduite à quelques mottes de terre et qu’il ne se trouve pas dans le pays, comme c’est le cas pour Bade, d’industrie manufacturière qui occupe les bras trop nombreux et inutiles dans les champs, il n’y a plus qu’une ressource, c’est d’aller chercher du travail et du pain sous d’autres cieux.

La tabac et la vigne sont pour beaucoup dans ce phénomène affligeant. Ce sont des cultures pour lesquelles la main-d’œuvre est très-multipliée ; mais comme cette main-d’œuvre peut être faite par les femmes, même par les enfants, les frais restent dans la famille et le produit net est considérable. Aussi tout paysan badois veut avoir un lopin de terre ; ils en achètent à tout prix et se les disputent avec plus d’acharnement que notre Jacques Bonhomme. Le juif, d’ailleurs, n’est-il pas là pour trouver l’argent nécessaire moyennant un bon billet et de gros intérêts ? Mais que survienne une année mauvaise ; que le tabac ou la vigne manque, et celle-ci manque souvent, une année sur deux[1], et la famille n’a plus de quoi payer ses outils, ses vêtements, son pain. Il faut

  1. Schubler a compté qu’il n’y avait eu dans le Wurtemberg, de 1731 à 1830, que trente-deux bonnes récoltes, vingt et une médiocres, quarante-sept mauvaises.