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assouvir sa faim, de ce que l’intelligent volatile, dans son instinctive et prévoyante sollicitude, n’avait récolté que pour lui et sa petite famille.

La faune de la Californie a présenté autrefois des sujets plus intéressants que ceux qu’elle offre aujourd’hui, et les animaux à fourrure étaient assez nombreux dans le pays. Les Russes avaient établi sur le Pacifique un comptoir pour faire le commerce des pelleteries avec les Indiens. Les trappeurs du Canada et de la baie d’Hudson venaient eux-mêmes jusqu’en Californie. Aujourd’hui trappeurs et bêtes à fourrure ont également disparu. Plus d’élans, de cerfs, de daims, plus de bisons et d’antilopes. Les ours eux-mêmes et les renards argentés, qui naguère encore fréquentaient ces parages, se sont partout enfuis à l’approche de l’homme, et ont gagné les versants de la Sierra-Nevada. D’infatigables chasseurs vont les poursuivre jusque dans ces derniers repaires, et chaque semaine ils envoient à San Francisco le produit de leur chasse. Les principaux centres de Californie se trouvent ainsi abondamment pourvus de biftecks d’ours (le mot peut-il se dire ?) dont les Américains sont très-friands.

Dans les premiers temps de l’exploitation de l’or, deux Français, M. le marquis de Pindray et M. le comte de Raousset-Boulbon, se firent remarquer parmi les plus hardis et les plus heureux de ces chasseurs californiens. Tous deux ont depuis bien malheureusement terminé leur vie dans la Sonora, le premier lâchement assassiné par un homme de sa bande, et le second fusillé par ordre du gouvernement mexicain. Un de nos compatriotes, aujourd’hui de retour à Paris, M. de R…, se fit également, comme chasseur, un grand renom en Californie. Son fusil sur le dos, il parcourait la contrée du nord au sud, vivant du produit de sa chasse, connu et aimé de tous. Bien des fois, par son esprit conciliant et ferme, il mit la paix entre deux camps opposés de mineurs, empêchant l’effusion du sang. Les Français des placers lui doivent beaucoup, et son nom est encore cité avec honneur sur bien des mines. P…, chez qui j’étais logé à Coulterville, conserve orgueilleusement le fusil et la carnassière de ce hardi coureur des montagnes, et souvent dans nos veillées il me racontait ses aventures. C’était le temps des orageuses tempêtes qui assaillirent l’Eldorado a l’époque de la découverte de l’or. La loi de Lynch et les comités de vigilance siégeaient partout armés du revolver à la place des tribunaux réguliers. Des squatters sauvages, faisant irruption sur le terrain d’autrui, chassaient à coups de fusil le légitime propriétaire. Les mineurs, le poignard et le pistolet et la main, se disputaient la possession des placers. Le désordre et l’anarchie régnaient en tous lieux. Les mines étaient le théâtre de scènes sanglantes, et souvent les Indiens venaient augmenter encore cet épouvantable désordre. Au milieu de cette confusion, M. de R…, que ses chasses appelaient de tous côtés, veillait partout sur nos compatriotes, et plus d’un Français a dû d’avoir la vie sauve à sa courageuse intervention. Aujourd’hui, dans les villes comme dans les mines, règnent le calme le plus parfait, la sécurité la plus profonde, et le roman californien n’a plus de pages saisissantes à offrir à l’avidité du lecteur.

De retour à Coulterville de ma visite aux chutes de Yohemity et de la forêt des arbres géants, je préparai bientôt d’autres excursions. J’allai d’abord explorer des mines et des placers intéressants au delà du Maxwell’s-creek. Sur le sommet du Peña-Blanca, un immense filon de quartz, d’une épaisseur de près de cent mètres, dressait sa tête blanche et reluisante au soleil. La cime tout entière de la montagne en était formée, et les flancs étaient recouverts de ses débris. Il était du reste aussi aurifère que puissant. Ce sont ces détritus des veines et des filons quartzeux, gisant sur la pente des montagnes, que les eaux pluviales ou torrentielles ont déposés dans les vallées, où se sont ainsi formés les placers aurifères : de là la différence à établir entre les mines d’or proprement dites et les placers.

Quand nous nous séparâmes des eaux du Maxwell’s-creek pour entrer dans celle d’un autre ruisseau, le Mocassin-creek ou ravin du Sanglier, nous franchîmes une petite crête, au pied de laquelle nous rencontrâmes quelques Français. Ils étaient occupés à laver les sables du ravin, et ils se servaient dans ce but du long tom, appareil plus perfectionné que le rocker ou berceau. Le long tom triple le travail du berceau, et permet ainsi de laver des terres trois fois plus pauvres. Celui de nos dessins où est représenté le travail au long tom nous dispense de toute explication (voy. p. 32).

En descendant le Mocassin-creek, nous rencontrâmes deux Chiliens qui lavaient les terres d’un plateau par une autre méthode, importée de leur pays, et qu’on nomme en Californie la méthode chilienne.

… Revenant vers Coulterville, nous prîmes un chemin différent de celui que nous avions suivi le matin. Dire que nous traversâmes de nouvelles mines, de nouveaux placers, de nouveaux champs desséchés, cela n’a rien d’étonnant dans un pays comme la Californie. Nous rencontrâmes un groupe de cabanes où s’étaient fixés quelques mineurs espagnols, venus des colonies. Peu travailleurs de leur nature, ces fils dégénérés des Castillans étaient étendus à l’ombre, et jouaient au monte avec des cartes graisseuses. Les Mexicains et les Chiliens perdent souvent à ce jeu de hasard, et sur un seul coup de carte, le bénéfice de toute une semaine. Ils supportent la perte sans se plaindre, et se remettent au travail avec une nonchalance toute moresque. Suivant leur pittoresque expression, ils ne demandent qu’à assurer la comida, c’est-à-dire le manger. Tout ce qu’ils gagnent en plus, ils le jouent.

Sur la route que nous suivions étaient quelques monticules recouverts de gravier et surmontés d’une croix. Telle est la tombe modeste du mineur californien des placers ; c’est là tout ce qui rappelle au passant une vie éteinte loin du foyer natal. Pas d’inscription, pas même un nom. D’où venait cet homme ravi à la fleur de l’âge ? quel était-il ? quel passé fut le sien ? quels amis l’ont pleuré ou le regrettent ? Nul ne le sait ou n’a voulu le dire.

Je prolongeai mon premier séjour dans le comté de