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verse le territoire. Quel a été à cet égard le rôle du Danube ?

Et d’abord il est cause d’un très-grand fait : par lui, l’Allemagne manque d’unité géographique, ce qui l’a empêchée d’arriver à l’unité politique.

Tandis que la France est construite physiquement comme un cercle dont les rayons sont les fleuves, qui, partis d’une région centrale, courent à la circonférence[1], l’Allemagne, avec ses cours d’eaux parallèles entre eux, comme l’Oder, l’Elbe, le Weser, l’Ems et le Rhin, tous aussi perpendiculaires au Danube, ressemble à un carré dont les lignes sont indépendantes les unes des autres. Elle est tirée en deux sens contraires ; les premiers l’entraînent au nord, le second la mène à l’orient. Entre ces deux directions divergentes, aucun lien : un seul canal a été jusqu’à présent creusé au travers du seuil qui sépare le versant de l’océan Germanique du bassin du Danube, le canal Louis ; et il n’y en a pas davantage, parce que le Danube occupe le fond d’une vallée dont les deux parois sont formées par de hautes montagnes : au sud, les Alpes ; au nord, les Carpathes, les monts de Bohême avec leurs dépendances souabes et franconiennes.

Il y a donc, géographiquement, deux Allemagnes bien différentes pour le climat, les productions, l’esprit et pour ce qui résulte de tout cela, l’histoire : l’Allemagne des fleuves du nord, plate, sablonneuse et stérile ; l’Allemagne du grand fleuve du midi, couverte de montagnes, de riches coteaux et de vallées fécondes ; l’une protestante et tenant fort en honneur tous les travaux de l’esprit ; l’autre catholique et n’encourageant guère que la science inoffensive du musicien ou du naturaliste ; celle-là conduite par la Prusse qui tâche de se faire libérale ; celle-ci par l’Autriche qui aurait bien voulu rester absolutiste. Dans la première, les États se comptaient autrefois par centaines, et il en reste encore trente-quatre ; dans la seconde, il n’y en a que trois.

Ainsi des tendances et une histoire contraires qui répondent bien à une constitution physique différente.

On pourrait faire de gros volumes avec les vers que le Rhin a inspirés. Sur les bords du Danube, n’a que bien rarement poussé la fleur délicate et légère qui est cueillie des poëtes. Je n’y entends aujourd’hui que la voix de Petœfi, qui sonne des fanfares de guerre, et la Trompette d’or de Sarrosy Gyula[2] ; dans le passé le cri de vengeance de l’atroce Chriemhield, qui avait soif de sang et d’or, et qui tranchait elle-même la tête des héros.


C’est sur les bords du Rhin, à Worms, chez les Burgondes, que commence le grand poëme national des Niebelungen. C’est sur ceux du Danube qu’arrive l’effroyable catastrophe. Le bon Rudiger, margrave de Pechlarn, est allé, au nom d’Etzel (Attila), le roi des Huns, demander aux Niebelungen la main de leur sœur Chriemhield, la veuve inconsolable du héros Sigfried, que Hagen a tué par derrière et dont il a ravi les trésors. Chriemhield le suit[3], mais pour préparer sa vengeance, car, même auprès d’Attila, elle garde toujours le souvenir de son cher et vaillant époux.

Au bout de quelques années, elle invita à une fête les chefs des Burgondes. Ils partirent de Worms, malgré de sinistres avertissements, traversèrent la Franconie, la Souabe, et arrivèrent au bord du Danube. Le fleuve était débordé, immense, furieux. Hagen erra longtemps pour trouver un passage. Arrivé à une anse solitaire, il aperçut de blanches créatures qui baignaient leur beau corps dans l’eau limpide. À sa vue, elles se cachèrent au fond du fleuve, mais il saisit les voiles qu’elles avaient laissés sur le rivage et auxquels était attaché, comme un talisman, tout leur pouvoir. Une d’elles reparut bientôt pour les réclamer. Elle promit au héros, en échange, de lui révéler l’avenir, et lui annonça les éclatants exploits qu’il allait accomplir chez les Huns. Hagen charmé rendit les tuniques mystérieuses. Une autre alors sortit de l’onde sa tête irritée : « Sire Hagen, lui dit-elle, ma sœur a menti pour recouvrer nos voiles. Vous périrez au pays d’Attila. Chacun de vous mène par la main la mort invisible. »

Hagen pourtant s’obstine, et les bons guerriers du Rhin entrent en Bavière par Moringen. Ils traversent Passau, Pechlarn, Vienne, et arrivent aux lieux où Chriemhield pleurait toujours le héros des Niebelungen. On en avertit Hagen. « Qu’elle pleure tant qu’elle voudra, dit-il rudement. Depuis maintes années Sigfried a été jeté mort par terre ; il ne renaîtra pas. »

Lorsqu’il parut devant la reine, elle lui réclama d’abord le trésor qu’il avait ravi : « Ton trésor, il est au fond du Rhin et il y restera jusqu’au jugement dernier. »

Alors Chriemhield excite les Huns, et une épouvantable mêlée commence dans la salle du festin. Quand les Burgondes se reposèrent une première fois, sept mille Huns étaient déjà tombés sous le glaive. Les héros jettent leurs corps par les portes, par les fenêtres, pour n’en être pas embarrassés. Chriemhield envoie contre eux tous ses vassaux. Pas un n’échappe, mais, des Burgondes, il ne reste plus que le roi Gunther et le farouche Hagen. Théodore de Vérone, le plus vaillant guerrier d’Attila, les attaque, les renverse enfin, et les amène enchaînés à la reine. « Noble femme de roi, jamais il n’y aura captifs aussi renommés. Laissez-les vivre pour qu’ils sachent que mon amitié leur est secourable. »

Elle le promet, mais les enferme séparément, puis demande encore à Hagen son trésor. « Reine, j’ai juré

  1. La Moselle, la Meuse et l’Escaut, qui mènent à la mer du Nord ; la Somme et la Seine, qui vont à la Manche ; la Loire, la Charente et la Dordogne, qui conduisent à l’Atlantique ; la Saône enfin, que le Rhône emporte à la Méditerranée, ont leurs sources sur les hauteurs placées au centre du pays, et ont été facilement reliés entre eux par vingt canaux.
  2. Arany Trombita. C’est le recueil où Gyula a chanté jusqu’en novembre 1861, les exploits des héros de sa patrie. Un poëme en style populaire qu’il avait fait paraître en 1849, lui avait valu de la part des Autrichiens une condamnation à mort par contumace.
  3. M. Fr. de Hagen a donné de longs détails sur ce voyage de Chriemhield dans son Glossaire du poëme des Niebelungen, p. 427 de l’édition de 1820.