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leur situation, par rapport à la demeure des pensionnaires, exige. Le roi, d’abord, a son palais à l’autre bout de la grande place ; le prince royal, sa résidence beaucoup plus loin, à l’extrémité d’allées d’arbres. Les princesses habitent dans un quartier plus retiré, les princes aussi dans une rue plus discrète. Cinq ou six fois par jour, quand il n’y a point de cas d’appétit en dehors du règlement, on voit sortir d’une porte de grandes caisses bleues, munies de brancards auxquels sont attelés deux serviteurs bleu céleste. Ils s’avancent sous la protection d’un énorme suisse à livrée bleu et argent, qui marche la main droite armée d’une canne à pomme brillante, la gauche sur la poignée d’une épée qu’il porte en verrouil dans un baudrier aux riches armoiries. Sa vaste corpulence est bien la matérialisation des senteurs de chou, de jambon, de porc frais et de saucisses que le convoi exhale. L’air satisfait de sa grasse figure béate semble dire : J’y ai goûté ! Sa démarche majestueuse et son petit œil méprisant repoussent jusqu’aux murs les curieux qui stationnent pour sentir passer la choucroute du roi, les narines agitées, la bouche ouverte, aspirant par toutes les pores et dévorant des yeux.

Je me trouvai à Stuttgart un jour de marché ; c’est une bonne fortune pour un voyageur, parce que si j’avais vu la dernière mode au parc, j’allais trouver le siècle passé à la foire. De tous côtés, en effet, je vis arriver des paysans à grand chapeau retroussé des deux côtés, culotte jaune avec veste de velours noir collante, à gros boutons de métal qui se touchent, ou longue redingote courte de taille, aux pans étroits, mais aux poches immenses : de quoi serrer tout un mobilier. Ma foi, ce n’était pas beau non plus. Quelques femmes ont des costumes aux couleurs tranchées et, ce qui vaut mieux, de belles chevelures pendantes en deux longues nattes garnies de rubans et qui descendent à terre : elles viennent de la Souabe. Ce type à visage camus et épaté manque de grâce ; une chose qui en a moins encore est l’habillement des petits ; garçons ou filles, même de quatre ans, sont vêtus comme les grands parents, ce qui leur donne l’air d’une troupe de nains avortés, au lieu d’une joyeuse bande d’enfants.

Église d’Esslingen, près de Stuttgart.

Dans la foule quelques yeux noirs et sévères révélaient un type étranger : c’étaient de belles juives. La dureté de leur physionomie, caractéristique de leur race, s’est fondue à demi dans la mollesse allemande ; leur teint a blanchi ; leurs cheveux sont devenus châtains. Au Malabar on trouve au contraire des juifs aussi noirs que les Indiens, tant le milieu où vit homme exerce à la longue d’influence sur lui.

J’entends plusieurs fois au milieu de tout ce monde des gens se dire athieu. Est-ce l’adieu français, un souvenir que nos soldats auraient laissé, leur dernier mot, en quittant le pays, que les jeunes filles auraient gardé ? Ils étaient si aimables une fois la bataille gagnée !

En remontant le courant d’hommes et de bêtes qui arrivait, je me trouvai bientôt au milieu d’un de ces charmants paysages de Wurtemberg où la plaine, la forêt et les collines, qui prennent des petits airs de montagnes, se partagent l’espace de la façon la plus heureuse pour l’œil ; où de jolis villages avec leurs grands toits bruns aux silhouettes hardies et entourés de puissantes verdures, se découpent sur les fonds bleus de l’Alpe de