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on nous servit le sorbet et le café traditionnel, pendant que les femmes préparaient le souper. Nous étions chez Oued-Faddel, chef d’une des ferka (fractions) des Choukrié ; nous avions quitté le pays des Bichâra pour celui des Arabes.


Les Arabes Choukrié. — Une termitière. — Départ : la savane, le lion et le fils de l’homme. — Khalife à bon marché. — L’Atbara.

Les Choukrié sont, si je suis bien informé, la plus importante des tribus arabes du Soudan oriental. Leur immense terrain de parcours, situé à cheval sur l’Atbara, s’étend depuis le Gache jusqu’au Nil, jusques aux portes de Khartoum et de Chendy. Leur chiffre et celui de leurs chameaux sont inconnus, et ils se sont bien gardés de laisser l’avidité fiscale de l’Égypte faire de la statistique à leurs dépens. Ils payent régulièrement l’impôt ; mais si un agent de l’État veut compter leurs tentes ou leurs troupeaux, les nomades le renvoient poliment et, au pis aller, se sauvent dans les savanes, où nul ne va les chercher. Ils y vivraient parfaitement libres si la savane avait de l’eau ; mais le gouvernement sait qu’à certains mois de l’année ils sont forcés de venir aux bords des fleuves, et c’est là qu’il attend les plus récalcitrants.

Cette race m’a paru posséder le plus beau type arabe, non le type « lame de couteau » (sharped face), qu’on se figure généralement, mais le type correct et la taille élancée, avec lequel les yeux se familiarisent aisément dans le Soudan. Le teint se cuivre, mais ne se confond pas avec le brun sale des Sennariens ou des Barabra. Je ne sais combien de fois j’ai reconnu chez eux les traits et les attitudes de ce qu’on appelle sans ironie « un bel homme » parmi les paysans des rares provinces françaises qui ont gardé quelque chose d’antique. Le costume est tout à fait nubien : le haïk blanc uni, avec une bande rouge, le caleçon de toile, le bonnet de toile appelé takié ; le tarbouch et le turban sont le luxe d’un petit nombre. Les femmes jouissent d’une liberté relative, celles des chefs seules sont voilées ; les autres laissent voir, à l’entrée des tentes, les classiques yeux d’antilope, l’ovale busqué du visage, ces magnifiques chevelures que rien ne remplace chez les plus fières beautés des tribus africaines, et un buste parfaitement nu que déformera vite la maternité, jointe au rude travail de la doka et de la morhaka.

Je ne m’étendrai pas sur les détails bien connus de l’hospitalité des nomades. Oued-Faddel était absent, mais il avait été prévenu et avait donné ses ordres en conséquence, et la caravane, heureuse d’un accueil qui s’adressait aux deux gentilshommes francs, mais dont elle bénéficiait, ne repartit que le lendemain soir. J’essayai de tromper mon ennui en étudiant les environs ; c’était une savane boisée, contenant de nombreux kantours. Ce nom, avec lequel mes lecteurs auront à se familiariser, signifie termitières ou nids de termites (fourmi blanche, arda en arabe, scientifiquement termite lucifuge). On commence à connaître chez nous, par les récits des voyageurs, et surtout par une remarquable monographie de M. de Quatrefages, ce redoutable insecte qui accomplit toujours dans l’obscurité ses ravages inattendus. J… eut la curiosité d’attaquer un kantour de quatre pieds et demi de haut ; il va sans dire qu’il y perdit ses efforts ; mais, ayant eu l’idée de les concentrer sur une sorte d’excroissance latérale qui s’était développée sur ce tumulus, il réussit à la renverser et mit à jour la colonie effarée qui l’occupait.

Accouru à son appel, je fus témoin d’un spectacle des plus curieux. La petite république, après le premier étourdissement, avait vite repris son parti et s’était mise à réparer à force la brèche par où le jour l’aveuglait. En moins de deux minutes, nous vîmes une foule de termites remonter du fond du kantour chargés chacun d’une petite boule d’argile humide de la grosseur d’une petite tête d’épingle, et former un revêtement qui grandissait, — qu’on me permette cette comparaison, — maille à maille, comme un tricot. Je fis là une observation que je n’ai pas vue écrite ailleurs : c’est que les ouvrières semblaient travailler par escouades, de sept à huit, sous la direction de surveillantes, aisées à reconnaître à leur couleur. Pendant que les fourmis maçonnes étaient d’un blanc sale, les surveillantes étaient d’un jaune d’or brillant ; on eût dit des gouttelettes d’eau-de-vie. Elles ne travaillaient pas, mais semblaient présider le travail, et de temps à autre elles frappaient sur la paroi deux coups secs de leurs formidables pinces, et à ce signal, répété deux ou trois fois par minute, l’activité me semblait redoubler parmi les travailleuses.

Au coucher du soleil, nous nous engageâmes dans une zone de forêts basses que suivait, au bout de trois heures de marche oblique vers l’Atbara, une savane couverte de cette haute graminée jaunie que les Arabes appellent ghech, ce que nous traduisons par paille, faute de mieux. « Sidi Grosse-Tête, » comme disent les plaisants du désert, fit entendre ce soir-là sur notre droite quelques rugissements, que je pris, dans mon heureuse ignorance, pour tout autre bruit. Mon chameau, par sa terreur subite, me prouva qu’il s’y connaissait mieux. C’était l’heure à laquelle le fléau des oasis descendait des montagnes pour aller chercher une de ces flaques d’eau que les bergers laissent à la margelle d’argile de leurs puits.

Chez les peuples exposés à ce formidable voisinage, le lion a sa légende aux mille faces, et l’on en ferait un gros volume. Je n’en détacherai qu’un feuillet, qui vient ici à ma pensée.

« Le lion, reconnu roi par tous les animaux, eut un jour un gros doute. Il appela le renard, son confident, et lui dit : « On m’a parlé d’un animal appelé le fils de l’homme ; on m’a dit qu’il me refuse hommage. Le connais-tu ? — Si je le connais, seigneur ! dit le renard ; mais c’est le grand destructeur de ma race ! — Hé bien, si tu sais où on le trouve, tu vas me mener à lui, afin que je le combatte et le réduise à merci. — Oh ! garde-t’en bien seigneur ! Il viendra bien assez tôt te chercher !… — Tu n’es qu’un couard, dit le lion