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près) qu’il est le prolongement d’une jolie petite rivière d’Abyssinie, ornée d’un nom historique : le Mareb. L’Abyssinie est ainsi la mère de quelques belles, limpides et abondantes rivières, qu’on ne sait plus retrouver un peu plus bas. C’est le cas, par exemple, pour le Takazzé. Son cours supérieur à travers les admirables gorges du Tigré est assez connu : mais quarante lieues plus loin, on ne trouve plus de fleuve. Dans la saison sèche, un filet d’eau d’un pied de profondeur bruit sur des cailloux bleuâtres : il se nomme l’Atbara ; il vient de deux larges ravines où se tient à demeure le plus opiniâtre bandit de l’Abyssinie, et les amis les plus dévoués de la science ne s’empressent guère d’aller demander à ce gentleman l’autorisation de vérifier si c’est l’Atbara ou la Settit qui continue le Takazzé. J’ai pourtant grand regret de ne pas m’être passé cette fantaisie : les gens les plus civilisés et les mieux famés n’ont pas toujours été, durant mon voyage, ceux que j’ai le plus gagné à connaître.

Je retourne au Gache, qui vient former un arc autour de Kassala, et se dirige au nord, où il va tomber dans l’Atbara, selon M. de Courval, ou dans la mer Rouge, au dire de sir Charles Beke. J’ai bien peur que ni l’un ni l’autre ne soient dans le vrai, grâce à l’industrie des Hallengas, gens trop économes d’eau pour laisser un fleuve finir à sa guise. À six heures au nord de la ville, ils ont formé un long barrage où les eaux montent et inondent à plusieurs milles à la ronde un sol plat qu’elles fertilisent et qui les boit peu à peu. Quand le lac a disparu pour faire place à une couche de limon encore humide, les villageois de Kaleitab et des bourgades voisines viennent avec des pieux faire des trous espacés dans la terre, sèment dans chaque trou un grain de dourah (maïs) et attendent : culture, on le voit, qui n’exige ni fatigue ni grande mise de fonds. La récolte n’en sera ni plus aléatoire ni moins plantureuse pour cela.

J’avais à peine terminé mon plan de Kassala, quand le brave mallem nous trouva une caravane qui partait pour l’oasis de Guedaref, seule route qui pût me mener à Khartoum, malgré un détour de plus de trente lieues. La route directe, à travers les savanes des Choukrié, est infréquentée pendant la saison sèche, parce que ses puits tarissent alors. À Guedaref, grâce à une recommandation de notre hôte, nous devions recevoir l’hospitalité de son frère et attendre l’occasion de partir, moi pour Khartoum, J… pour Gondar ou pour toute autre résidence actuelle du « roi des rois d’Éthiopie. » À quatre heures du soir, heure chère aux chameliers, nous franchissions la porte de Massaoua, et nous entrions dans la belle forêt de palmiers coupée en tous sens par les sentiers qui mènent à Hatmin et aux pays de Sabterat et des Basen.

Dès les premiers pas se produisit un incident capable d’impressionner désagréablement les demi-sauvages superstitieux qui nous entouraient. En pleine forêt, quelques hyènes, coupant devant nous le sentier que nous suivions, défilèrent une à une et nous montrèrent leurs silhouettes sombres et sournoises. On sait que les Nubiens regardent cet animal comme l’incarnation des scélérats qu’Allah condamne à faire sur la terre un stage expiatoire ; et quand on a eu le désagrément de connaître, n’importe comment, le coquin lâche et vulgaire qu’on nomme le brigand arabe, le harami, il faut avouer que l’identification porte juste.

En sortant du bois, nous défilâmes quelque temps parmi les rochers qui forment dans la plaine une sorte de promontoire avancé des monts Kassala, et s’approchent du Gache. C’est en cet endroit qu’en 1840 le pacha Ahmed, assez malheureux dans ses tentatives pour réduire les nomades Hadendoa, qui habitent au nord-est du Taka, imagina une vengeance renouvelée du classique projet d’Albuquerque, et qui se résumait en peu de mots : « confisquer le Gache, qui vivifiait le pays des insurgés, et les forcer de venir lui redemander leur rivière, en retour d’une soumission absolue. » Ce triomphant dessein demandait, pour être traduit en fait, quelque chose de plus que les connaissances d’un pacha arabe, et il se trouva là fort à propos un ingénieur allemand pour aider l’effendi à faire mourir de soif un peuple libre. Ce gentleman était précisément M. Ferdinand Werne, le chroniqueur morose de l’expédition du Nil, dont j’ai déjà parlé ; il se mit à l’œuvre en grande tranquillité de conscience, étudia le niveau de la plaine où le Gache commençait à rouler les eaux bienfaisantes fournies par les plateaux d’Abyssinie, ordonna chez les tribus soumises une grande réquisition de bottes de paille, et mena d’une rive à l’autre un barrage construit selon toutes les règles de l’art. Les eaux s’amoncelaient en amont de la digue à une hauteur de près de dix pieds ; mais en aval, il n’en passait pas une goutte. Les Hadendoa souffraient cruellement de la soif, avaient avec leurs voisins les Hallenga des rencontres sanglantes pour avoir un peu d’eau, mais ne se soumettaient pas. Un beau matin, le pacha arriva à cheval devant la tente de M. Werne et le réveilla avec ses sonores Mousiou ! Mousiou ! Et il daigna lui apprendre que le coup était manqué, vu que pendant la nuit les Hadendoa étaient venus, à sa barbe et à celle de deux cents hommes qui gardaient la digue, la couper et détruire toute la besogne.

Qu’on s’étonne après cela que les nomades aient quelquefois de la mémoire. Franchement, si les Hadendoa, avec qui je n’ai jamais eu que de bons rapports, m’avaient joué de mauvais tours en souvenir de mon compatriote l’ingénieur wurtembergeois, n’auraient-ils pas été un peu justifiés d’avance ?

Je n’ai pas vu l’ombre d’une seule fascine du barrage Werne ; la masse puissante du fleuve estival a tout roulé vers Kassala et au delà. Nous descendîmes dans ce lit sablonneux, ondulé, semé de quelques îles où la végétation achevait de se dessécher, et à plusieurs heures de Kassala, par un beau clair de lune, nous vîmes se développer sur ce large ruban de sable gris quelques centaines de tentes où tout semblait dormir. Notre caravane s’arrêta près du dernier groupe, bien connu de qui a fréquenté les nomades. De beaux patriarches enveloppés du blanc haïk abyssin vinrent nous souhaiter la bienvenue ;