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mais à peine leur eus-je fait comprendre qu’ils me servaient à faire des médicaments, qu’ils cessèrent de rire et m’aidèrent presque tous dans ma chasse. Il était nécessaire de leur dire quelque chose de semblable qui fût à la portée de leur esprit.

À mon retour, à la chute du jour, je trouvai une petite place couverte de nattes fort propres, qu’on avait préparée pour moi. Les bonnes gens se mirent près de moi ; mais ne touchèrent à rien ; le respect qu’ils avaient pour tout ce qui m’appartenait était si grand que, toutes les fois que je quittais ma place, ils quittaient aussi les leurs. Je pouvais tout laisser ouvert sans crainte ; même quand je mangeais ils s’écartaient de moi pour ne pas me déranger. On me servait d’ordinaire du riz et du kuri[1]. Malheureusement ce bouillon était toujours préparé avec de l’huile de coco rance. Mais, comme je ne mettais rien sous la dent depuis l’aube du jour jusqu’à la nuit tombante, la faim l’emportait toujours ; quand c’était par trop fort, je me bouchais le nez et je m’efforçais d’avaler mon manger le plus vite possible.

Les Dayaks veillent tard. Ce ne fut qu’à onze heures du soir que les feux s’éteignirent l’un après l’autre. Je me trouvai alors dans de profondes ténèbres. Cependant je n’avais pas peur, quoique loin de tout secours, et seule au milieu de ces amateurs de têtes humaines. Je savais que le nom du rajah Brooke était arrivé jusqu’ici, et que je pouvais reposer en toute sécurité sous la protection du respect qu’on a pour lui.

À midi, nous nous arrêtâmes dans une autre tribu. Mais ici l’aspect n’était pas des plus gais, car les hommes n’étaient revenus du combat que depuis deux jours et avaient rapporté une tête qui se trouvait suspendue, avec d’autres déjà toutes desséchées, au-dessus du foyer où on avait préparé ma couche. Il faut savoir que c’est là la place d’honneur offerte à l’hôte, distinction, selon moi, peu flatteuse et fort désagréable, mais qu’il est impossible de refuser. Les crânes secs que le courant d’air faisait s’entre-choquer, la puanteur excessive et asphyxiante provenant de la tête nouvellement coupée, qui m’arrivait à la figure, l’aspect des hommes encore très-excités et qui tournaient toujours autour de ma couche quand déjà tous les feux étaient éteints, m’ôtèrent toute envie et toute possibilité de dormir. J’avoue franchement que mon angoisse fut si grande qu’il me prit une espèce de fièvre. Je ne pouvais pas rester plus longtemps couchée et je n’osais cependant pas me lever ; je me mis sur mon séant, et je croyais à tout instant me sentir le couteau à la gorge. Ce ne fut que vers le matin que je retombai sur ma couche, brisée et épuisée de fatigue.

Le Malais que le capitaine Brooke m’avait donné pour guide devait me servir et en même temps pousser les gens à faire leur besogne et à se mettre le matin de bonne heure en route. Il ne fit rien de tout cela ; les matelots seraient partis à midi qu’il n’y aurait pas trouvé à redire. Une fois couché, il ne bougeait plus, ou bien il fumait ou bavardait, et, au lieu de me servir, il se faisait servir. Quand je lui donnais quelque ordre, il ne me répondait pas ou bien me tournait le dos, de sorte qu’il me fallait réclamer des matelots tous les services dont j’avais besoin.

Cependant la traversée devenait plus intéressante à chaque coup de rame : les rives commençaient à s’élever, de riches plantations de riz prenaient la place des marécages, et plus loin, dans le fond, on voyait apparaître de riantes collines. Parmi les arbres, il y en avait de magnifiques avec des troncs de 35 à 40 mètres de hauteur ; d’autres avaient des branches qui, en s’abaissant, s’étendaient au-dessus de la surface de l’eau en frais berceaux.

Sur de hauts arbres élancés et peu chargés de branches, on trouve souvent de grandes ruches. Pour en enlever le miel, les indigènes font une espèce d’échelle de bambou, qu’ils attachent de deux pieds en deux pieds au tronc de l’arbre, dont elle est éloignée d’environ six pouces, et qui va souvent à une hauteur de vingt-cinq mètres.

Aujourd’hui encore, comme la veille, je descendis chez des Dayaks. À peine m’étais-je jetée sur ma couche que j’entendis un claquement vif et cadencé. Je me levai et je me dirigeai avec curiosité vers l’endroit d’où venait la musique : j’aperçus un homme étendu par terre et immobile ; une demi-douzaine de jeunes gens étaient là à tambouriner sur son corps, à tour de rôle, du creux de la main. Je crus cet homme mort, et je fus étonnée de la cérémonie qu’on faisait subir à son corps ; mais, au bout de quelque temps, le prétendu mort se redressa au milieu des éclats de rire bruyants des jeunes gens : le jeu était terminé. Autant que je pus comprendre, on regarde ces exercices comme très-utiles pour le corps auquel ils donnent, dit-on, de la souplesse et de la force.

25 janvier. Des vues toujours plus belles se présentent aux regards. Les montagnes se multiplient et s’élèvent de plus en plus. Il y avait dans le nombre des cimes qui paraissaient avoir au moins mille mètres de haut. Le voyage de Bornéo me rappela en partie celui de l’intérieur du Brésil. Ici, comme là-bas, des forêts vierges avec une végétation luxuriante ; ici, comme là-bas, peu de clairières et peu d’habitations : la seule différence, c’est que Bornéo est entrecoupé de beaucoup de fleuves et de ruisseaux, tandis qu’une partie du Brésil n’a que peu de torrents, mais qui sont très-rapides. Que ne pourrait-on pas faire de ces deux pays, s’ils étaient peuplés d’hommes paisibles et laborieux ? Malheureusement il n’en est pas ainsi. Il n’y a ici que peu d’indigènes et ils songent plus à la guerre et à la destruction qu’à la culture et au travail ; le climat exclut en partie les colons blancs.

Une curiosité de Bornéo est la couleur brun foncé de ses eaux. Quelques voyageurs prétendent qu’elle provient de la quantité de feuilles qui tombent des bois épais qui


    sarcasmes si loin que je finis par leur demander s’ils n’avaient jamais vu un musée, et en ce cas s’ils s’imaginaient que toutes les bêtes qui s’y trouvaient y étaient venues d’elles-mêmes.

  1. Le kuri ou carry, bouillon composé d’ingrédients fort épicés, surtout de poivre rouge, commence à jouir d’une aussi grande faveur en Europe même que dans tout l’archipel indien.