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les voyageurs, veille aux changements de diligences, et ne consentirait, pour tant de peines, à accepter aucun pourboire. Cet homme est autant que vous, c’est un citoyen américain, un gentleman. Mais si vous lui offrez un verre de brandy, de gin ou de wisky, il acceptera de grand cœur, car il serait malhonnête de refuser, et il boira à votre santé avec tout le décorum et les formes que mettent les Américains dans cet acte important.

Nous venions à peine de remonter dans le coche, notre infernale demeure, que déjà le postillon, conduisant à grandes guides les six bucéphales confiés à sa main assurée, nous lançait au grand galop vers le pont de Knight’s Ferry. Nous franchîmes le Stanislaüs en un clin d’œil, et la gracieuse et coquette ville, où nous venions à peine de descendre, disparut bientôt à nos yeux. Quelques Mexicains et Chiliens, de nombreux Chinois, des Allemands, des Français en assez grand nombre m’étaient apparus sur les places. Je compris que nous sortions du district agricole jusque-là traversé, et que nous entrions dans les comtés miniers, sur le territoire des laveurs d’or. Comme je faisais ces réflexions, mon attention fut tout à coup attirée par le bruit monotone d’un appareil, auquel un Chinois, assis sur le bord d’un ravin, communiquait un mouvement oscillatoire. P… m’expliqua que c’était là le rocker ou berceau, qui sert à laver les terres aurifères. J’avais lu en France la description de cet ingénieux appareil, et j’étais bien aise de le voir fonctionner sous mes yeux. Le lecteur, en se reportant à la page 16, peut se donner le même agrément.

Le rocker, que les Américains appellent aussi cradle, deux mots anglais qui signifient berceau, a pris son nom autant de sa forme que du mouvement particulier qu’on lui imprime. Il se compose de trois parties, l’une supérieure qu’on nomme le tamis ; l’autre inférieure qui est le tablier, et qui est formée d’un simple morceau de toile cloué sur un châssis. Le corps de l’appareil, la boîte, contient les deux parties précédentes ; il est muni en dessous de patins. Le laveur tient d’une main le berceau mis en place, et de l’autre main arrose les pierres et les sables, jetés sur le tamis. L’eau entraîne les terres et l’or reste sur le tablier.

Les mineurs sont aujourd’hui contents si, à la fin de la journée, la récolte en paillettes s’élève à deux dollars, soit dix francs, par chaque travailleur. Les beaux jours ne sont plus où, sur des terres vierges, un seul mineur trouvait souvent jusqu’à une once d’or par jour, et quelquefois plusieurs pépites, grosses comme le poing, qui le rendaient millionnaire sur l’heure. Aussi le lavage au berceau a-t-il été presque entièrement abandonné aux seuls Chinois, ouvriers patients et laborieux. On les rencontre souvent en grand nombre sur un placer, et le long des ravins et des ruisseaux. Ils répondent volontiers au nom de John que leur ont donné les Américains, sans doute dans un jour de bonne humeur. On les appelle aussi en masse de l’expression anglaise de Celestials, comme nous disons « les fils du Céleste Empire. »

Pendant que mon voisin P… me donnait toutes ces explications ; nous avancions rapidement, nous allions, comme on dit, grand train. Mais à un terrain jusque-là uni avait succédé un sol pierreux, couvert de rochers. Les cahots de la voiture devenaient intolérables, nous avions tous les côtes brisées, et plus d’une fois la secousse fut si terrible que je manquai d’être lancé par la portière, ou jeté à bas de mon siége au fond du véhicule. Mes voisins, dès longtemps habitués à ce genre de locomotion, riaient aux éclats. Une dame, en face de moi, était en proie à un véritable mal de mer, et je n’étais pas le seul à pâtir. J’ai pu depuis m’assurer qu’on ne voyageait pas autrement dans toutes les Amériques, et j’ai regretté la plupart de nos routes d’Europe si bien entretenues et macadamisées. Dieu préserve tous mes lecteurs et surtout mes aimables lectrices des diligences et des tables d’hôte américaines

Vers les quatre heures de l’après-midi de cette bienheureuse journée, nous arrivâmes à la station de Crimean house, ainsi nommée sans doute en l’honneur de la guerre de Crimée. La route de Coulterville, notre dernière étape, bifurquait avec celle de Sonora, chef-lieu du comté de Tuolumne et l’une des plus jolies villes de Californie. Nous descendîmes de voiture, laissant notre diligence continuer son chemin vers Sonora.

Un honorable Américain, M. Brown, était établi à Crimean house. Il y dirigeait le bureau de poste et le service des relais, plus un hôtel et une buvette. Il y était aussi propriétaire d’immenses terrains qu’il avait défrichés dans les environs. Master Brown nous offrit amicalement un cigare et un verre d’eau-de-vie, et nous n’eûmes que le temps d’accepter et de lui serrer la main, car déjà notre voiture était prête pour nous conduire jusqu’à Coulterville. Je m’aperçus avec effroi qu’au véhicule bien rembourré et suspendu qui nous avait voiturés depuis le matin, venait de succéder une sorte de charrette sans ressorts, et munie de bancs pour tout siége. Elle répondait au nom de wagon, que les Américains prodiguent à tous les appareils à roues. Le chemin que nous suivions allait toujours en montée, il s’attachait aux flancs des collines, et quelquefois il était ouvert dans le roc. Malgré les cahots de notre charrette, je me prenais à réfléchir que tous ces travaux, faits par les seuls habitants du pays, sans le secours de ce que nous appelons en France l’État ou l’administration, valaient bien la peine d’être admirés. Et quand je pensais que la Californie est au moins aussi grande que l’Angleterre, et qu’elle est partout sillonnée de routes, où les transports journaliers s’exécutent avec sécurité et régularité, je ne pouvais m’empêcher de louer en moi-même la vigueur et la hardiesse de la race américaine, à laquelle étaient dues presque entièrement toutes les merveilles dont j’étais et devais être témoin.

À mesure que nous gravissions la côte, la végétation naturelle du sol californien se développait devant nous. À des campagnes fertiles et bien travaillées, offrant toutes les cultures des climats tempérés, avaient succédé les productions du sol vierge. J’avoue que, dans les lieux que nous traversions, elles ne donnaient guère une idée de la fécondité de ce sol, qui a cependant étonné