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pérances. » Aussi, malgré mes projets de voyage dans l’intérieur, au risque de déflorer la virginité de mes impressions, je ferai peut-être sagement de saisir au passage l’occasion d’en avoir dès maintenant un résumé complet. Au-dessus de Soung-ettelâtè, sur la lisière de la Menchiè, mais sans empiéter sur ses ombrages, un véritable village nègre s’étale au soleil, au milieu du sable brûlant. C’est un groupe d’une cinquantaine de huttes éparpillées sans aucun plan, sans aucune symétrie. On l’appelle Ezzerîbê (les cabanes). Misérables gourbis ronds, surmontés d’un toit en cône émoussé rappelant en laid l’apparence des ruches, ces huttes, où n’entrent comme matériaux que des joncs et des palmes sèches, renferment une population exclusivement nègre, qui n’y rentre en rampant que pour la nuit, et vit le reste du temps dans un bain continuel de sable et de soleil.

Il est midi : un ciel ardent d’un bleu presque noir torréfie la poussière mouvante et ne fournit aux poumons qu’un air embrasé ; au centre du village, dans un espace vide qui forme une espèce de place, vingt nègres presque nus piétinent à perdre haleine en hurlant un chant monotone de leur pays (voy. p. 128). Placés en rond à un pas l’un de l’autre, ils se trémoussent sur place, entre-choquant en cadence le bâton qu’ils tiennent à la main avec celui de leurs voisins de gauche et de droite. Ce bruit régulier, joint au bourdonnement d’un tambour en bois que martelle un artiste placé au milieu du cercle, forme pour leurs oreilles une musique entraînante qui redouble leur animation. Le chef d’orchestre semble un être fantastique comme on en voit dans les mauvais rêves : coiffé d’un bonnet pointu où s’agitent des oripeaux de couleurs éclatantes, il a le visage et le haut de la poitrine couverts d’une peau de chèvre à longs poils, masque informe, percé de trous pour les yeux et la bouche ; des morceaux de bois sec et d’os, enfilés dans une corde en poil de chameau, lui font une ceinture cliquetante qui retentit au moindre mouvement, et tout en battant son tambour qu’il tient sous l’aisselle gauche, il agite ses longues jambes maigres et semble prendre à cœur d’imiter parfaitement l’allure du singe. Accroupies alentour, les femmes accompagnent la mélodie en battant des mains. Je tombe, à ce qu’il paraît, au milieu d’une fête importante, car toutes ces dames sont en grande toilette : les chevilles et les poignets sont chargés de gros bracelets de cuivre ; sur des poitrines généralement bien modelées descendent des colliers de verroterie, des chapelets capricieux où les coquillages, les grains de corail rouge, les morceaux triangulaires d’ambre et de résine odorante (bockor), les dents d’animaux sauvages, les pièces de monnaie, unissent leurs forces pour soutenir un petit miroir rond garni de cuivre jaune ; les élégantes ont la narine gauche percée, ainsi que la lèvre inférieure, pour y porter une grosse boucle d’argent qui est le suprême du bon ton. Un peu plus loin, des marmots entièrement nus, noirs et luisants comme une botte vernie, se vautrent dans le sable ardent, tandis que quelques vieilles femmes pelotonnées autour d’une vaste marmite, font cuire la bazina sur un feu de fiente de chameau dont la fumée bleuâtre s’élève droite comme une colonne. Deux autruches domestiques, balançant au bout d’un long cou leur petite tête chauve, regardent cette scène d’un œil hébété. Je suis en plein Soudan, que verrai-je de plus à Temboctou[1] ?

La population de ce village d’Ezzerîbê se compose d’esclaves libérés ou fugitifs qui viennent s’y blottir et y font souche. Les hommes vont de temps en temps aux portes de la ville se louer pour quelques piastres comme manœuvres on comme bêtes de somme ; les femmes… mais il vaut mieux n’en rien dire.


Un chef de janissaires. — La bénédiction du sang.

J’ai souvent pour guide et pour compagnon de promenade dans mes courses hors de la ville le cavas-bachi (chef des janissaires) du consulat de France, que le consul général a l’obligeance de mettre à ma disposition, C’est un magnifique nègre du Ouadaï, haut de six pieds, et qui, malgré sa barbe grisonnante, a conservé toute l’activité et l’énergie de la jeunesse. Le caïd Hassan n’est pas un homme du commun : il a gouverné pendant dix-huit ans, au temps des Caramanly, la tribu des Ouerchéfâna, et nul n’a su mieux que lui tenir en bride cette peuplade remuante. Brave jusqu’à la témérité, il a toujours défendu les intérêts de ses administrés contre les tribus voisines et au besoin contre le gouvernement lui-même ; mais en même temps les siens ne pouvaient pas davantage se livrer à leurs caprices, et l’on ne badinait pas avec la sévérité du caïd Hassan. Pour lui, la vie d’un homme était à peine plus précieuse que celle d’un mouton ; et certainement on l’embarrasserait bien en lui demandant le nombre exact des têtes qu’il a fait tomber de sa main, tant sa conscience est tranquille à cet égard. Excellent homme du reste, et tout dévoué au consulat qu’il sert depuis dix ans.

Dans une de nos premières sorties, je vis un groupe de cinq ou six femmes s’approcher de lui d’un air suppliant. Deux d’entre elles avaient dans les bras de pauvres petits enfants à la mamelle, dont le visage, la tête et le cou étaient couverts d’une plaque dartreuse et de croûtes purulentes. C’était affreux et dégoûtant à voir.

« Notre père, dirent les mères désolées au caïd Hassan, c’est le prophète de Dieu qui t’amène auprès de notre maison, car nous voulions aller à la ville pour te trouver, et voilà bien dix jours que nous en attendons l’occasion. Le djardoun (petit lézard blanc très-inoffensif) a passé sur notre sein et a empoisonné notre lait ; vois l’état de tes enfants, et guéris-les pour que Dieu te bénisse. »

« Es-tu donc médecin ? dis-je à mon compagnon.

— Non, me répondit-il, mais j’ai la bénédiction du sang sur les mains, et quiconque l’a comme moi peut

  1. Voyez pages 237 et suivantes du t. II du Tour du monde, voyage de Barth.