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Il est bien difficile de s’intéresser et d’intéresser les autres à de pareilles gens, mais les poétiser n’est pas mon affaire puisque je veux avant tout voir ce qui est et dire ce que je vois.


Le Soung-ettelâtè — La Menchiè. — Les jardins. — Le keif.

Me voici donc installé dans une petite ghorfa ou chambre haute, que m’a louée un négociant de la ville. Mon hôte n’habite pas Tripoli toute l’année, son établissement commercial a pour centre Sokna, à mi-chemin du Fezzan. À chaque instant il reçoit des visites pour moi fort intéressantes : les marchands de Ghadâmès, les Gellab clandestins qui introduisent dans la Régence de petits troupeaux de nègres, quinze ou vingt à la fois, pour les vendre, malgré les prohibitions gouvernementales ; des marabouts fanatiques, que la mendicité attire souvent dans les cantons de l’intérieur ; des chefs de tribus que les exigences de l’autorité turque forcent à chercher un banquier. Je puis donc ici préparer d’une manière utile ma route vers le centre du continent, en même temps que je m’acclimaterai par quelques excursions dans la province et que j’étudierai les mœurs des gens de la côte.

Aux portes de la ville, qu’elle entoure de tous côtés pour en former en quelque sorte une île limitée moitié par la mer, moitié par le sable, s’étend une plaine aride et unie semblable au lit d’un bras de mer que le reflux aurait mis à sec. Cette bande semi-circulaire, où poussent à peine après les grandes pluies quelques brins d’herbe, peut avoir un kilomètre de largeur et sert de champ de Mars à la garnison, de lieu de marché aux habitants de l’oasis. On l’appelle Soung-ettelâttè parce qu’il s’y tient tous les mardis une foire assez importante. La mer l’envahit au tiers à peu près lorsque pendant l’hiver le vent d’est souffle avec force.

La limite extérieure de cette zone sablonneuse est une longue ligne de verdure, une forêt touffue d’orangers, de figuiers, de grenadiers et d’oliviers, hérissée de hauts palmiers en nombre infini. Là commence une autre ceinture en demi-cercle, large de trois lieues environ, que l’on appelle la Menchiè ; c’est à proprement parler l’oasis de Tripoli, car au delà, pendant deux jours de marche, on ne trouve que le désert. La Menchiè, riche ruban d’une végétation vigoureuse, où d’innombrables enclos en terre battue et des sentiers enchevêtrés au hasard dessinent des compartiments capricieux parsemés, comme autant de points brillants, de maisons isolées, blanchies à la chaux, peut renfermer environ trente mille âmes, et constituer la vie et la force de la province : Tripoli n’est que la citadelle de la Menchiè.

C’est un contraste curieux que cette région fertile entre deux plaines de sable jaune, collier d’émeraudes sur la poitrine nue d’une bohémienne cuivrée. Ici un jardin où les plantes poussent avec une énergie merveilleuse, où l’ombrage des citronniers double d’épaisseur sous le parasol des dattiers : et derrière le mur, l’aridité absolue du désert brûlé, des dunes mouvantes d’une poussière impalpable, où le vent dessine des vagues aussi facilement que sur la mer. C’est alors que l’on est tenté de répéter avec je ne sais quel philosophe antique : « l’eau, c’est la vie, » car la présence ou l’absence de l’eau, voilà tout le mystère.

Au milieu de chaque enclos, regardez ces blancs massifs de maçonnerie semblables à deux longs bras, entre lesquels grince une grossière poulie ; un énorme cornet de cuir, la pointe en bas, monte et descend sans cesse, vomissant à chaque voyage un flot d’eau limpide ; une vache, maigre comme celles que vit en songe Pharaon, conduite par un nègre demi-nu, donne le mouvement à la machine en remontant et descendant un plan incliné qui s’enfonce au-dessous du niveau du sol ; et le mouvement ne s’arrêtera ni jour ni nuit depuis la fin de la saison pluvieuse jusqu’à son retour. Pendant huit mois, tous les jardins seront autant de bassins régulièrement inondés ; aussi les appelle-t-on du nom générique de séniè, nom dérivé d’un verbe arabe qui veut dire « inonder une parcelle de terrain avec de l’eau que tire une bête de somme. » Que de choses dans un seul mot ! cela vaut bien le rosier toujours fleuri de M. Jourdain.

C’est surtout dans les mois d’avril et de mai qu’il est agréable de parcourir les jardins de la Menchiè, et d’y passer une longue journée de keif. Le programme varie selon la position sociale et les ressources pécuniaires de l’amateur : le mouton rôti et le pilau pour les Turcs et pour ceux des indigènes qui, attachés à l’administration, veulent se donner un ton ottoman ; l’énorme plat de couscoussou national, surmonté de quartiers d’agneau et de poulets sautés dans le beurre, pour la bourgeoisie aisée ; la buzîna, sorte de bouillie de farine d’orge assaisonnée d’huile, pour les gens du commun. Mais, à part cette hiérarchie culinaire, à part aussi cette gradation correspondante dans le mobilier portatif, — les tapis pour l’aristocratie, les nattes pour le tiers ordre, la terre nue pour la plèbe, — les divertissements sont les mêmes : on s’assied sur le bord d’une djèbiè (bassin) remplie d’eau fraîchement tirée, ou cause en fumant, on fume en causant, et l’on absorbe des flots de laqby. Le laqby est le fond de toute partie de campagne, comme ce vilain mot que Figaro dit si crûment est le fond de la langue anglaise.


Le laqby. — Comment on le tire et comment on le boit.

À l’époque où le retour du printemps réveille la séve engourdie, un homme monte au haut d’un dattier, dont il gravit le tronc svelte et écaillé sans autre secours que ses pieds nus et une ceinture de corde qui l’unit à l’arbre. Il est armé d’une hachette bien aiguisée. Arrivé au faîte, à ce chapiteau d’où s’élance le panache de palmes qui surmonte la flexible colonne, il taille sans pitié, il coupe tous les rameaux, n’en réservant que quatre qui tristement s’allongent en croix, parallèlement à l’horizon, comme pour indiquer les quatre points cardinaux. Sur l’insertion de l’un d’eux, il fait passer une cordelette dont les deux bouts touchent le sol, et entre deux des