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VII[1].

Turenne et Erwin de Steinbach. — Rastatt et la veste autrichienne. — Carlsruhe. — Inconvénients et avantages des villes trop jeunes. — Le salut allemand. — Dans le parc de Carlsruhe.

Nous suivons le pied de la Forêt-Noire, en la serrant de très-près, ce qui nous permet de voir les gorges qui l’entrouvrent et par où nos soldats ont si souvent passé pour descendre dans les vallées du Danube et du Neckar, au milieu de cette bonne Allemagne où ils ont toujours pris tant plaisir à guerroyer.

Bien des nôtres y sont restés ; tout à l’heure j’ai vu le village de Sasbach où Turenne fut tué par un boulet badois, et la petite ville d’Achern qui garde ses entrailles enterrées dans la chapelle Saint-Nicolas.

Un peu plus loin, à Steinbach, on a dressé sur une hauteur, la statue colossale d’Erwin, l’architecte de la cathédrale de Strasbourg. De là le vieux maître es pierres vives contemple silencieusement son glorieux Münster.

Rastatt est à deux pas de Bade. Nous en traversons les ouvrages avancés. Un jeune officier s’appuie sur la barrière, enveloppé dans un manteau d’une blancheur immaculée, et nous regarde passer d’un air qui veut dire : « Ah ! le triste métier que je fais ! Comme je voudrais courir où vous allez et où m’attend ma blonde promise. » Un autre essayait un cheval que les fanfares du matin avaient mis en gaieté et lutta un moment de vitesse avec notre convoi. Tous deux me représentaient l’Allemagne tour à tour rêveuse et inactive, ou emportée dans l’action avec de fougueuses allures.

Je vis là beaucoup d’Autrichiens. Ils sont en train de prendre une revanche de Solferino. Nos soldats les ont vaincus, mais leurs tailleurs nous battent à plate couture. C’est de leur affreuse petite veste que notre infanterie s’affuble. Voilà le monde renversé : Paris qui va chercher ses modes à Vienne.

Rastatt est une des forteresses de la Confédération germanique, construite avec notre argent et dirigée contre nous. Ils ont voulu, en 1815, que nous leur donnions nous-mêmes des verges pour nous fouetter. À simple vue, la place parait moins redoutable qu’on ne le dit ; mais elle a peut-être des ressources cachées. Villars, qui s’y entendait, trouvait la position très-forte, quand Rastatt n’était encore qu’une bicoque. La ville, en effet, est à la fois à peu de distance du Rhin et des montagnes, et la Murg qui vient du cœur de la Forêt-Noire, y passe, sillonnant la plaine d’un large et profond fossé. Rastatt peut donc barrer la route. Les troupes placées sous son canon menacent le flanc de l’armée qui, débouchant de Strasbourg à Kehl, voudrait forcer, par la Kinzig, le passage de la Forêt-Noire, pour descendre dans le bassin du Danube, comme elles menaceraient celui de’armée qui passerait le Rhin au-dessous de Lauterbourg et chercherait à pénétrer par Carlsruhe et Bretten dans la vallée du Neckar.

« Nous y avons usé de toutes les ressources de la science moderne, me disait un ingénieur allemand, et je crois qu’elle pourrait arrêter une armée française six semaines. Mais, ajoutait-il, je ne sais pas si six semaines suffiraient à l’armée d’Allemagne pour se former. » Rastatt n’aurait donc d’importance sérieuse qu’autant que le camp retranché qui le couvre recevrait à temps les 25 000 hommes qui lui sont nécessaires, et qu’il y aurait de l’eau dans la Murg pour inonder les approches, ce qui n’arrive guère l’été. Dans tous les cas, Strasbourg, avec l’immense matériel dont il dispose, lui est un bien fâcheux voisin. En somme, Rastatt est une de ces forteresses inutiles pour l’attaque, mais excellentes pour la défense, les seules que les peuples devraient avoir.

À cette honnête place se rattache pourtant un sinistre souvenir. En 1799, un congrès s’y tenait et la France y avait envoyé trois plénipotentiaires pour négocier la paix avec l’Empire. L’Autriche, qui avait besoin de la guerre, comme cela lui arrive quelquefois, et qui voulait y entraîner les peuples allemands, comme elle l’essaye toujours, fit tout simplement sabrer par des hussards nos trois ministres, aux portes de la ville. Je n’aime pas à remuer les choses odieuses. Il est bon cependant qu’on n’oublie pas que certains gouvernements soi-disant paternels et bien pensants qui ont signé la sainte alliance, au nom de Jésus, et le concordat au nom du ciel, ont dans leur histoire intime, des pages que personne, même dans les orgies révolutionnaires, n’aurait voulu écrire.

Carlsruhe, à trois milles de Rastatt, est la plus moderne des capitales allemandes et la première qui se trouvât sur mon chemin. Je ne pouvais point ne m’y pas arrêter.

Une belle jeune fille est bien charmante : l’espoir luit dans ses yeux et l’avenir est dans son sein. Mais une jeune cité, née du caprice d’un prince, n’a ni cette grâce ni ces espérances. En 1715, les cerfs et les daims couraient joyeusement sous la feuillée à l’endroit où, depuis, a poussé une ville de vingt-cinq mille âmes qui, venue d’un jet, est désespérément régulière. Au milieu de la futaie qui se nomme encore le bois rude, Hartwald, quoiqu’elle ait été terriblement civilisée, le margrave Charles-Guillaume fit construire un repos de chasse (Ruhe, repos). Les courtisans accoururent auprès du prince pour en vivre et les bourgeois auprès des courtisans pour leur reprendre ce que le prince leur avait donné. Les Parisiens ont laissé les seigneurs de la cour se morfondre à Versailles, autre repos de chasse changé en nécropole. Mais l’Allemagne est trop bien apprise pour laisser des chambellans et des conseillers intimes s’ennuyer seuls autour d’un margrave. Il en est résulté une ville en éventail, où le grand-duc a le plaisir de voir, des fenêtres de son château, placé au centre, tout

  1. Suite. — Voy. page 337 et la note, et page 353.