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Ces considérations de géographie et d’histoire sont bonnes pour le Rhin français ; pour le Rhin allemand, il faut autre chose. Ce serait bien mal inaugurer un voyage dans le pays des rêves que de ne pas mettre au commencement quelque légende mêlant, comme il convient, le ciel, la terre et les eaux. Heureusement que du pont de Kehl où je suis, je vois à peu près le manoir où se passa une belle histoire, et c’est au-dessous des flots qui roulent sous mes pieds, qu’habitait, dans son palais de cristal, l’ondine charmante que les poëtes y cherchent encore.

Ce manoir est le château de Staufen, bâti au onzième siècle par un évêque de Strasbourg, et qui appartient aujourd’hui au grand-duc de Bade. À une époque, que la légende n’indique pas, vivait là un jeune comte aussi beau qu’il était brave. Un jour, la chasse l’amena jusqu’au bord du Rhin. Le cerf l’avait fait courir longtemps ; sa meute, ses compagnons l’avaient quitté ; épuisé de fatigue, il se désaltéra au fleuve, puis s’assit au pied d’un chêne et s’endormit. À son réveil une belle jeune fille était près de lui. Il y avait dans sa beauté quelque chose de surnaturel et de fuyant. Ses yeux avaient l’azur du ciel, son corps la souplesse du roseau ; dans sa chevelure brillaient des perles de rosée, sur sa tête une couronne de myosotis en fleurs, et de ses épaules tombait une tunique couleur d’émeraude, qui semblait tissée de ces fils de la Vierge qu’on voit, à de certains jours, flotter dans l’air, et que relevait un semis de paillettes d’or du Rhin. C’était une ondine du fleuve. Le chevalier étonné et ravi se jeta à ses genoux et embrassa ses pieds qui courbaient à peine la mousse du rivage. Elle le fit asseoir près d’elle ; ils parlèrent longtemps et s’aimèrent. La jeune fille consentit à le suivre à son château comme épouse et reine du manoir.

Le bonheur y entra avec elle. Dans toute la vallée du Rhin, on ne parla plus bientôt que des chasses heureuses et des exploits de Pierre de Staufen. Nul, dans les tournois, ne tenait contre sa lance, et nul, dans les batailles, ne résistait à son épée. Ses vassaux étaient dociles ; pour lui le raisin mûrissait toujours sur les coteaux, les moissons dans la plaine. Un fils lui naquit et le manoir s’emplit de cris joyeux et de gais sourires.

Mais à quelque temps de là une grande guerre éclata. L’empereur voulut avoir cette vaillante épée. Pierre partit. Le César lui confia son drapeau. Il fit mieux que de le bien garder. Le jour de la bataille, il alla chercher, au plus épais de la mêlée, le chef ennemi, et lui traversa la gorge avec la lance de l’étendard impérial.

La fille de l’empereur aima ce chevalier si brave et si beau. Et lui, dans l’ivresse du triomphe, il oublia ses serments. « L’esprit malin vous a trompé, » lui disait le prince, à qui il racontait son étrange aventure ; et le prêtre, consulté pour lever les derniers scrupules, répétait : « Cette belle personne, c’est le démon ; votre âme est en péril, nous allons vous sauver. » On le maria.

Mais le jour des noces, quand il vint s’asseoir à la salle du festin, il vit devant lui sortir de la muraille un pied fin et charmant, celui qui avait reçu son premier baiser d’amour. Il parvint pourtant à maîtriser son trouble, et, le festin fini, monta à cheval avec sa fiancée pour retourner au palais impérial. Il fallait traverser un ruisseau dont l’eau avait si peu de profondeur qu’on pouvait compter tous les cailloux de son lit. Le cortége passa bien, mais quand le chevalier voulut franchir le gué, voilà l’eau qui bruit avec colère, qui écume, s’amoncelle et l’enveloppe. Il disparut. L’ondine avait ressaisi son époux.


VII

Carlsruhe, le 6 août.
DANS LE GRAND-DUCHÉ DE BADE.
Première apparition de l’Allemagne militaire ; — La coiffure d’assaut. — Time is money. — Un gardien d’une Wartsaal. — Le jardin de l’Europe. — Près de Baden-Baden.

Nous avons, ce matin à huit heures, traversé le pont de Kehl. Je ne sais plus quel touriste prétend y avoir vu deux factionnaires, le Français et le Badois, qui, toutes les deux minutes, se trouvent face à face, à la moitié du pont, et s’envoient réciproquement une bouffée de tabac au visage. Bien qu’on fume en Allemagne avec acharnement, on ne fume pourtant pas sous les armes.

Cette première apparition de l’Allemagne militaire ne fut pas très à son avantage. Ce soldat badois, vrai soldat de contingent, était petit, maigrelet, et tenait son fusil sur l’épaule, comme les pêcheurs à la ligne tiennent leur bâton, quand ils vont chercher leur intéressante occupation ; mais, par contre, il était coiffé d’un casque formidable. Ils appellent cela d’un nom très-belliqueux : une coiffure d’assaut. Mal porté, on dirait un éteignoir ; sur une figure militaire, c’est vraiment un casque. Je vis quelques pas plus loin un gendarme qui avait là-dessous fort bon air.

Mais l’Allemagne, ou du moins Bade, en abuse ; elle en a mis partout, jusque sur la tête des gardiens du chemin de fer. Seulement, comme celui-ci coiffe un pacifique, il se termine en plate-forme, l’autre en paratonnerre. L’Allemagne, qui se bat si peu aujourd’hui, sans doute pour s’être ou avoir été trop battue autrefois, se plaît à jouer au soldat : le bourgeois de Paris, je veux dire, bien entendu, la baïonnette intelligente de 1830, aimait moins son uniforme. L’an dernier, ils avaient mis l’eau dans les fossés de Landau ; les canons étaient mèches allumées sur les places de Rastatt, avec gardes avancées en dehors des portes ; chaque nuit les patrouilles de cavalerie, armées en guerre, venaient jusque sur les glacis de Weissembourg. Et ils étaient d’autant plus furieux que tout ce remue-ménage ne faisait pas même bouger un canon dans Strasbourg. Pendant que les forteresses allemandes retentissaient la nuit de formidables : Wer da ? la cité alsacienne dormait sur les deux oreilles, sans songer un instant à prendre la pose