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près de la porte de la Quinta, sur le passage de toutes les troupes à cheval, et là il était exposé à toutes les insultes de la soldatesque !

Je poussai un cri et sortis du couvent où je laissai Lucinde. Je rencontrai une Indienne : elle revenait du camp ; je la pressai de questions. Elle me confirma tout ce que je venais d’apprendre, et me dit de plus qu’après avoir volé à mon mari cent pesos[1], sa montre, ses chaussures, presque tous ses vêtements, on avait voulu lui couper le doigt parce qu’il avait refusé de laisser prendre une bague faite de mes cheveux : on aurait certainement exécuté cette menace en présence de mon frère si mon mari n’eût enfin donné la bague.

Exaltée par l’indignation et la douleur, ne songeant plus à moi-même, j’allai droit au camp, où je vis tout d’abord ce que je cherchais, Don José, mon mari, demi-nu, attaché à un pieu, à deux pas d’un poste, sous les rayons d’un soleil brûlant, la tête découverte, le visage et les yeux tout souillés de terre. Dès qu’il m’aperçut, il fondit en larmes que ses mains ne pouvaient pas même essuyer : elles étaient liées. Je voulus m’approcher de lui ; la sentinelle m’écarta ; j’implorai la pitié de cet homme, je lui offris de l’argent : ce fut en vain. Je lui demandai de prendre mon fichu de cou et d’en couvrir la tête de mon mari ; même refus. Je le suppliai alors de me permettre du moins de me placer devant mon mari pour abriter un peu son corps de mon ombre ; le barbare repoussa ma prière. Exaspérée, je m’élançai vers Don José ; mais ce soldat me jeta d’un coup de crosse à terre et me frappa avec tant de violence que je crus avoir le bras brisé.

Don José, la figure contractée, impuissant à me défendre, me pria instamment de me retirer vers ma famille. Je m’éloignai, mais ce fut pour aller à la maison du ministre d’Ibarra (le docteur Gallo). J’entrai par une porte dérobée. Je demandai à voir ce personnage. La servante me répondit qu’il dormait. Que m’importait son sommeil ? Je pénétrai dans l’appartement. Une belle-sœur du ministre vint au-devant de moi et me dit que le ministre était absent. Je continuai à avancer et à ouvrir toutes les portes de cette maison où je me trouvais pour la première fois. À la fin, je rencontrai le ministre : « Je viens vous demander pour toute grâce, lui dis-je, de faire placer mon mari à l’ombre. » Il me répondit avec embarras qu’il n’avait essayé de se dérober à moi que parce qu’il était sans aucun pouvoir. « Vous connaissez bien Ibarra ! » ajouta-t-il.

Hélas ! oui, nous le connaissions tous ! Je n’avais plus qu’à tendre mes mains vers le ciel.

Ma famille s’était réfugiée au couvent de Belem. La portière me vit entrer avec effroi. Que se passait-il ? Cette femme me supplia de me calmer. La veille, ma mère, au bruit d’une fusillade du côté de la Quinta, s’était persuadée qu’on avait tué mon frère Santiago et avait perdu la raison. En ce moment elle était moins agitée ; mais ma présence pouvait être la cause d’une nouvelle crise. Je me résignai ; j’allai seulement donner un baiser à ma fille Élisa, et je sortis.

Aux prisonniers attachés debout dans le camp, on avait donné pour spectacle un de leurs amis, gisant sur la terre, enveloppé ou plutôt étroitement emprisonné dans une peau de bœuf très-dure, qui l’obligeait à se courber en deux ; ses os étaient à moitié brisés, sa figure était injectée et noire de sang ; il s’agitait et se roulait à droite et à gauche avec des gémissements lamentables[2]. Ibarra, qui venait de temps à autre jouir de la vue de ces tortures, trouva que ce mouvement de sa victime pouvait être pour elle une sorte de soulagement. Il fit enfoncer en terre deux files d’estacades et ordonna de placer le malheureux dans l’intervalle étroit qui les séparait, afin qu’il lui fût impossible de se mouvoir. Je ne dirai que le surnom du supplicié : c’était Zulio.

J’errais du camp à la ville, de la ville au camp, pour voir tour à tour mes enfants et mon mari.

Je fis porter à Don José un sombrero, qui fut aussitôt brûlé par les soldats. À peine lui donnait-on une fois par jour un peu de nourriture : on détachait alors une de ses mains, et au lieu de cuiller il n’avait qu’une petite palette en bois. Je réussis à lui faire parvenir un peu de limonade dans un pot de terre : on la laissa passer parce qu’on croyait que c’était de l’eau.


II

Jusqu’alors le véritable chef de l’insurrection, Herrera, avait échappé aux poursuites. Il fut arrêté et frappé à coups de sabre. Quand on le garrotta, Ibarra ordonna que le laço fût serré étroitement sur ses blessures mêmes. On lui infligea le supplice du retobado avec des raffinements d’une cruauté inouïe. Le cuir avait été disposé en rond ; on avait forcé Herrera à s’asseoir au milieu, et, après lui avoir passé la tête entre les jambes, on avait cousu autour de lui le cuir en pressant son corps : plusieurs hommes s’asseyaient dessus pour opérer ce refoulement. Quand la boule de cuir contenant Herrera fut réduite au moindre volume possible, on l’attacha par une corde à un cheval et on la fit bondir par les rues. Qui sait à quel moment Herrera rendit le dernier soupir ?…

Après huit jours, Ibarra fit détacher et mettre en liberté quelques-unes de ses victimes, entre autres mon frère, qui n’avait pas pris la moindre part à la révolte. Les autres furent conduits à un campement plus éloigné.

Je restai dans l’incertitude la plus douloureuse sur le sort de Don José. J’ignorais si l’on n’avait pas résolu de lui faire subir le supplice des lances.

J’appris enfin qu’il était sorti du camp attaché derrière un cavalier en croupe, avec un nommé Unzaga, homme d’une bonne famille et qui lui était dévoué. Où les avait-on conduits ? à la mort ? en exil ?…

Le bruit se répandit ensuite qu’il avait passé à Ma-

  1. Cinq cents francs.
  2. On appelle ce supplice (inventé, dit-on, par Artigas) le retobado.