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Doña Agostina Palacio de Libarona est née, en 1822, à San Miguel de Tucuman, capitale d’une des provinces de la République Argentine. Son père, Don Santiago Palacio, noble de Biscaye, était le fils du dernier gouverneur espagnol de Santa-Fé. Bien née, belle, riche, libre de se choisir un époux parmi de nombreux prétendants, elle donna la préférence à un jeune homme honorable, Don José Maria de Libarona.

En 1840, après deux années de mariage et déjà mère de deux petites filles, Élisa et Lucinde, elle eut le désir de voir son père et sa mère qui habitaient alors Santiago del Estero. Son mari la conduisit dans cette ville avec l’intention de n’y séjourner que peu de temps ; mais une insurrection éclata tout à coup, et Don José se trouva engagé, bien malgré lui, dans une manifestation de parti qui causa sa perte.

Rosas était le dictateur de la République Argentine, alors divisée en quatorze provinces[1]. Don Felippe Ibarra, gouverneur de la province de Santiago del Estero, ancien partisan qui avait fait jadis la guerre aux Espagnols dans le haut-Pérou et avait trahi en 1820 l’illustre Belgrano, homme sans éducation, violent, cruel, faisait peser depuis trente ans sur le pays soumis à sa volonté le plus odieux despotisme. En 1840, une partie de l’armée se souleva contre lui : elle avait pour chef un officier, Don Santiago Herrera. Ibarra prit la fuite. Quelques notables habitants de Santiago crurent trop tôt que son règne était fini. Ils se réunirent pour lui nommer un successeur et forcèrent Don José de Libarona, qui se récusait avec raison comme n’étant pas domicilié dans la ville, à signer l’acte de déchéance. Quelques jours après, Ibarra rentrait triomphant, et son premier soin était de faire arrêter tous les signataires de l’acte. C’est ici que commence la narration de Doña Agostina : nous nous empressons de lui céder la parole.


I

… Les soldats, envoyés à la recherche de mon mari, s’avancèrent vers notre maison en tirant des coups de fusil contre nos portes et nos fenêtres. Mon mari était à la campagne. Les détonations de la fusillade, le fracas des portes brisées, les cris des soldats, dont la brutalité féroce ne nous était que trop connue, m’épouvantèrent ; éperdue, je m’élançai et je descendis dans une citerne où je demeurai plus d’une demi-heure. Je tremblais d’effroi, non pour moi seulement, mais aussi pour mes deux petites filles. Je n’avais pas eu, je le confesse, la présence d’esprit de prendre avec moi Élisa et Lucinde ; j’entendais leurs douces plaintes dans une chambre voisine, et je n’osais aller près d’elles[2].

Peu à peu les bruits cessèrent : je sortis avec précaution de ma retraite. Les soldats étaient partis. Un de nos amis vint nous donner avis que l’un de mes frères avait été arrêté, garrotté comme un criminel et conduit hors de la ville dans le camp d’Ibarra. À peine avions-nous gémi sur cette triste nouvelle, que des cris et des menaces se firent entendre ; d’autres soldats envahissaient notre maison. Je saisis ma petite Lucinde, que je nourrissais encore de mon lait ; je courus vers une terrasse intérieure, et, confiant ma fille un instant à une servante, je sautai sur un mur voisin, large d’une vara et demie[3]. La, j’étais à plus de cinq varas du sol[4] ; j’essayai de descendre à l’aide des anfractuosités du mur ; mais, sans force, tremblante, je tombai sur un monceau de bois. Je me relevai toute meurtrie et je criai follement à la servante de me jeter ma Lucinde : c’était exposer la vie de la pauvre petite ; j’avais la tête égarée. Grâce à Dieu, je la reçus saine et sauve entre mes bras et je pris la fuite avec elle à travers les rues. Mes vêtements étaient déchirés, mes cheveux en désordre ; j’avais les épaules nues. J’entrai dans la première maison dont je trouvai la porte ouverte ; elle était inhabitée ; j’en sortis presque aussitôt, et, courant au hasard, j’arrivai heureusement au couvent de Santo-Domingo. Sans pouvoir prononcer une parole, j’allai me blottir au fond d’une salle où l’on avait étendu sur une table quatre cadavres qui devaient être enterrés le surlendemain. Réfugiée dans un coin obscur, je restai immobile, troublée au moindre bruit, pleine d’angoisses sur le sort de mon Élisa, de mon mari, de ma famille. Vers le soir, on m’apprit que ma sœur Isabelle avait été conduite par mes parents au couvent des béates de Belem. Je passai une nuit affreuse.

Le lendemain on vint me dire que plusieurs chefs de familles avaient été attachés à des troncs d’orangers sur une place publique : parmi eux était mon frère Santiago. Un ajouta que mon mari avait réussi à se sauver du côté du Tucuman ; puis, quelques instants après, on m’informa qu’on avait été induit en erreur, et qu’il était en route pour aller se cacher dans une estancia[5] qui nous appartenait.

Ma pauvre petite Lucinde avait la fièvre. Ces quatre cadavres, qui étaient si près de nous, viciaient l’air que nous respirions. J’envoyai prier ma mère de venir me voir ou de me donner un conseil. Elle me fit répondre que mon mari avait été découvert et arrêté !

Il n’était que trop vrai. Don José avait été trahi par un misérable vaqueano[6] qu’il croyait honnête et qu’il avait pris pour guide. Dans une halte au milieu d’un bois, cet homme s’était séparé de lui sous prétexte d’aller faire boire les chevaux, et avait couru le dénoncer et le vendre à Ibarra.

Sur-le-champ Ibarra avait envoyé des soldats pour cerner le bois. Mon mari, surpris, terrassé, enchaîné, avait été traîné au camp. On l’avait attaché à un poteau,

  1. Les États de la Confédération argentine (ou la Plata), correspondant à ces provinces, sont aujourd’hui : au nord, Salta, Catamarca, Rioja, Tucuman, Santiago ; — au centre, Cordova, San Juan, Mendoza, San Luiz, Santa-Fé ; — à l’est du Parana, Entre-Rios, Corrientes ; — au sud, Buenos-Ayres et les pampas. L’ancienne province de Jujuy s’est fondue en partie dans celle de salta.
  2. Doña Agostina avait alors dix-huit ans.
  3. Un mètre quarante-cinq centimètres.
  4. Quatre mètres et demi.
  5. Estancias, champs ou fermes ou l’on élève le bétail.
  6. Habitants de la campagne qui servent souvent de messagers.