Page:Le Tour du monde - 03.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont parfaitement belles, les bords riants et le paysage, égayé de maisons qui reluisent comme des diamants au soleil, offre de tous côtés des perspectives d’une variété admirable, d’une étendue extraordinaire.

M. Smith devant prolonger son séjour à Valença, à propos d’une petite machine dont la commande lui était annoncée, Joseph mit sur le tapis la proposition suivante : aller en excursion au bas du Minho, suivre la côte par l’Atlantique jusqu’à Vianna, et faire route pour Ponte de Lima ou nous arriverions le 23, jour où notre Anglais assurait pouvoir s’y trouver lui-même. Ce programme accepté d’emblée, il fut décidé que nous partirions le lendemain au petit jour, non par le vapor, embarcation banale qui dessert à heures fixes les rives du fleuve, mais dans une barque nolisée tout exprès pour la circonstance. En un tour de quai, M. Silva nous eut trouvé notre affaire, c’est-à-dire une barca présentant des garanties suffisantes de sécurité, et deux marinheiros (marins) incapables d’égorger leurs passagers, une fois sur la grande route de l’Océan.

Nous voici donc installés sur la Santa-Annica convenablement lestée en vivres. C’est tout bonnement un solide bateau de pêche dont la ligne de tonture est fortement relevée à la poupe et à la proue ; elle est ornée de peintures aux couleurs éclatantes, au dessin barbare, et une voile triangulaire, d’une vaste envergure, lui imprime, le courant aidant, une vitesse raisonnable. Quant à nos matelots, Gaspar et Leonardo, j’ai rarement rencontré d’hommes aussi brûlés, aussi calcinés par le soleil ; et quoique appartenant pour sûr à la race blanche on les dirait, à les juger sur l’épiderme, très-proches parents des naturels de la Nigritie. Du reste, vigoureux compères, larges d’épaules, de poitrine, de hanches, alertes et dispos l’un et l’autre, ils ont le cou puissant, les bras robustes, les jarrets solides, et chose singulière ! quand ils chantent, leur voix quoique gutturale et légèrement sifflante a un charme de douceur tout à fait pénétrant.

Aussitôt que la barca eut pris sa course, Leonardo s’assit attentif et recueilli au gouvernail ; Gaspar, au contraire, installé à l’avant, prit une viola (guitare), préluda un instant et commença une villancele (villanelle) sur un mode mineur. C’était une sorte de mélopée plaintive dont le rhythme régulier et traînant devint monotone à la longue ; elle me parut toutefois empreinte de cette poésie singulière qui berce doucement l’esprit et l’endort pour le transporter dans le pays des songes. « Voilà, me disais-je, des marins d’une trempe énergique. Ce sont les fils d’hommes hardis et aventureux, braves et persévérants qui étonnèrent le monde par la grandeur de leurs entreprises. Ils appartiennent à une race exceptionnelle ; et les signes de cette origine illustre sont accusés si nettement que je crois avoir devant moi des vaillants compagnons de Gama, d’Almeida, d’Albuquerque, de Pacheco, sept fois vainqueur du Samorin. Camoëns a chanté leur audace ; Adamastor, le géant des mers, s’est avoué dompté par leur génie ; le roi des Mélindiens les a comblés de fêtes et d’honneurs ; éblouis, transportés, ils ont amarré leurs navires battus par cent tempêtes, dans le port de Calicut ; ils se sont emparés de vive force d’Hormuz, de Goa, de Diù, que sais-je ? de tout un continent, de vingt archipels, d’une multitude d’îles ; les premiers des Européens, ils ont connu le pays des plus étourdissantes fantaisies, des plus incroyables surprises, des plaisirs enivrants ; ils ont pénétré jusqu’au fond de ses forêts enchantées, de ses palais magiques… Oui, ce sont eux… » Un léger coup que je reçus à l’épaule m’enleva à ce rêve, car c’en était un, mais il persista longtemps encore bien que j’eusse les yeux ouverts.

Joseph me réveillait fort à propos pour appeler mon attention sur le panorama qui nous entourait. Mon camarade était enthousiasmé. À l’horizon, on distingue le majestueux débouché du Minho dans l’Océan ; à droite, sur la rive galicienne, brillent les toits vermillonnés, les volets verts, les murs blancs de la Guardia, village et forteresse qui orne, les pieds dans l’Atlantique, la pointe extrême de la Sierra de Testeyro. Caminha apparaît à gauche avec ses batteries armées, ses roches sourcilleuses, ses maisons éparpillées sur le versant de la montagne, entourées de jardins qui réjouissent les yeux. Au premier plan, sur la même rive, la petite ville de Villa-Nova da Cerveira, fraîche comme un bouquet, se penche au-dessus des forts qui la protégent, pour se mirer dans le fleuve. Les contours d’un paysage incomparable servent de cadre au tableau ; de toutes parts, leurs voiles aiguës au vent, et légères comme des mouettes, glissent des embarcations de pêche, taches mouvantes égarées sur le bleu des flots ; et au large, c’est la mer immobile, sans une ride, sans un pli à la surface, renvoyant au dehors, comme une glace, les rayons du soleil, s’annonçant de loin par un murmure profond, sans fin, solennel. Les dispositions d’esprit ou je me trouvais étaient très-favorables pour que je sentisse la beauté d’un spectacle pareil. Le ciel était uni et limpide, l’eau avait la couleur foncée de l’indigo et, sans hyperbole, la transparence du cristal ; une brise bien accentuée tempérait les feux du soleil, et puis le frou frou du sillage, le clapotis du fleuve, les voix confuses qui s’élevaient de temps à autre de la côte prochaine, la viola et la villancete de Gaspar, le vague souvenir de mon rêve, tout concourait à établir ces consonnances dont l’harmonie exerce à certains moments un pouvoir incompréhensible sur les âmes préparées à écouter le langage de la nature.

À l’embouchure du Minho il y a deux passes. Les marins prennent d’habitude celle du nord, dite passe espagnole ; elle est plus praticable que l’autre, dite portugaise[1]. C’est aussi le chemin que Leonardo fit suivre à la Santa-Annica pour franchir la barre. Après avoir dépassé la Guardia, le pilote imprima au bateau une direction nouvelle et lui mit la proue au sud, nous faisant passer en revue, d’assez près, les rochers de la côte, crevassés, troués, déchiquetés, immense paroi de pierre qui

  1. La passe espagnole a sept pieds d’eau à la marée basse et douze ou treize à la haute mer.