Page:Le Tour du monde - 03.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après la malheureuse Irlande, qui a perdu plus du tiers de sa population depuis 1845 seulement, c’est l’Allemagne qui a le plus fourni au courant d’émigration qui nous occupe ici ; la Scandinavie vient ensuite, puis la Suisse, la Belgique et enfin la France. Des localités baptisées des noms bien connus de Toulon, de Vesoul, de Gy, etc., etc., apprennent de loin en loin au voyageur qui se rend des bords du Michigan à ceux du Mississipi que des Provençaux et des Francs-Comtois sont venus chercher dans cette contrée un sol moins dénudé que les Basses-Alpes, moins épuisé que les vignobles de la Haute-Saône.

À l’époque de mon passage, Chicago n’était remarquable que par son étendue, sa population et son commerce et n’avait point encore de monument digne de son importance. Après un court séjour je pris le chemin de fer de Galéna, dans la direction du Mississipi.

Le chemin de fer n’était pas alors entièrement terminé, et à la dernière station nous trouvâmes, pour le remplacer, plusieurs voitures attelées de quatre chevaux. Neuf voyageurs montèrent dans chacun de ces véhicules. Nous partîmes au galop, à travers un pays fort accidenté et des routes qui ne l’étaient pas moins. On ne s’en occupait nullement, le chemin de fer devant être bientôt achevé. En attendant, notre voiture semblait à chaque instant devoir rouler dans des ravins escarpés. Comme un de mes voisins s’adressait froidement au cocher, je m’imaginai que sans doute il l’engageait à être prudent dans ces chemins dangereux ; mais voici la fin de sa phrase :

Go ahead, and never mind ! (En avant, et ne faites attention à rien.)

Telle est, en effet, la devise des Américains. Il faut d’abord avancer, peu importent les risques. Dans la soirée, nous atteignîmes sans accident Galéna, et j’allai coucher à bord du bateau à vapeur, qui partait le lende-


    tait à ramasser les miettes et à les remettre dans le papier. J’espère que maintenant ces Suédois mangent depuis longtemps de bon pain de blé d’Amérique.

    « Une famille surtout me frappa par son économie parcimonieuse. Je la découvris un jour juste après le somptueux déjeuner qu’on est dans l’usage de servir à bord des navires américains aux voyageurs de première classe ; on sonnait de nouveau la cloche pour les déjeuners de seconde classe, et l’on invitait à haute voix « ceux des voyageurs de cette classe qui désiraient déjeuner » à passer dans la cabine. Ces paroles furent répétées plusieurs fois, et j’étais curieux de savoir l’effet que cette amicale invitation produirait sur les pauvres émigrants. À mon étonnement, aucun ne bougea ; j’avais oublié que le repas devait être payé, et assez chèrement. Mes Suédois restèrent à grignoter leur affreuses croûtes, trempées dans un peu de thé, et les Allemands à se régaler de pain et de fromage. Au milieu de la foule, j’aperçus un groupe assis sur des balles de marchandises. Je reconnus de suite dans cette famille des Allemands de la Forêt-Noire. Il y avait là une mère avec cinq enfants, qui n’avaient rien à manger que du pain et du thé sans sucre, sans beurre et sans lait. Je fus assez heureux pour leur offrir quelques-uns de ces articles ; nous liâmes conversation. Je leur demandai quelle était leur destination.

    « Maman, quel est l’endroit où nous allons ? dit une fillette de quatorze à quinze ans.

    « — Ah ! je ne sais pas ; le père doit le savoir.

    « — Là, père, comment s’appelle l’endroit où nous allons ? »

    « À ces mots arriva un homme d’un certain âge déjà, à l’air sérieux, vêtu d’une longue blouse de laine ; je l’avais déjà remarqué sur le pont. La question parut l’embarrasser un peu.

    « Le nom de l’endroit ? eh bien ! je sais qu’on est en train de faire un canal, là-bas dans l’ouest, et l’agent m’a dit que je pouvais y travailler et gagner quelques sous, et qu’alors nous pourrions aller plus loin. Mais attendez un brin, je l’ai écrit sur la lettre que l’agent m’a donnée. »

    « Et là-dessus, il me remit un bout de papier, arraché d’un carnet, où il y avait pour eux une courte recommandation écrite au crayon à un habitant d’Hamilton. Ces gens paraissaient attacher une grande importance à ces quelques mots de recommandation, et c’était ce chiffon de papier qui les poussait à Hamilton.

    « Vous voyez, monsieur, continua-t-il, nous avions l’intention d’aller dans le Wisconsin et d’abord à Chicago, où vont tous nos compatriotes ; mais le voyage coûte beaucoup plus cher que nous ne comptions. Au lieu de nous nourrir à leurs frais, comme ils nous l’avaient promis, ils nous ont fait payer très-cher et nous ont à peine donné assez pour nous empêcher de mourir de faim. J’avais tous les jours à payer presque un schelling au cuisinier pour permettre à ma femme de nous cuire quelque chose de chaud avec nos propres provisions. Voilà comment il se fait que je n’ai que cinq dollars de reste, et notre voyage pour Chicago coûterait le double. »

    « Et là-dessus, il me montra sa banknote de cinq dollars qu’il avait soigneusement cachée, comme son unique trésor.

    « Pensez-vous qu’avec cela nous puissions aller jusqu’à ce que je sois capable de gagner quelque chose ? Vous saurez, monsieur, que je suis médecin d’un village de la Forêt-Noire, où j’ai exercé pendant trente ans ; mais à la fin, ça ne marchait pas du tout ; ma famille devenait plus grande et ma clientèle plus faible. Mes cheveux, vous le voyez, ont blanchi avant l’âge. Tout le monde, dans la Forêt-Noire, va mal depuis quelque temps, et dans notre village nous mourions presque de faim. Ceux qui ne l’ont vu par eux-mêmes ne me croiraient pas si je leur racontais ce qui s’y est passé. »

    Le pauvre homme sortit alors une liasse de papiers pour prouver ce qu’il venait de me dire. Il y avait les inscriptions d’étudiant, différents certificats constatant qu’il avait suivi un cours complet d’études médicales, la permission d’émigrer délivrée par les autorités du village, et la déclaration que ni dettes ni engagements ne s’opposaient à son départ. Il y avait aussi une espèce de document où l’on faisait des vœux pour sa réussite dans le nouveau monde, et finalement son passe-port, contenant la description de sa personne des pieds à la tête. Ce passe-port était enveloppé avec un soin tout particulier, bien que, une fois embarqué à Rotterdam, le document ne fût plus d’une grande valeur ; mais les Allemands ont été élevés depuis leur enfance dans de tels sentiments de profond respect pour tout ce qui est officiel, qu’on en voit jusque dans les forêts vierges de l’Amérique qui traînent avec eux cet objet précieux. Le récit que ces pauvres gens me firent de leur voyage était terrible. Ils avaient mis neuf semaines de Liverpool à Québec ; des froids et des tempêtes les avaient conduits sur les limites de la mort ; encore les mauvais traitements qu’ils avaient eu à subir de la part des hommes étaient-ils plus affreux que ceux des éléments. Le capitaine et l’équipage n’avaient eu pour eux que brusquerie, injustice et même cruauté. D’après les engagements, chaque passager avait droit à une bonne nourriture ; mais le navire était resté quinze jours à Liverpool, attendant le beau temps, et, pendant toute cette époque, le capitaine avait dit aux émigrants de chercher à se nourrir à leurs propres frais. Il ne s’était engagé qu’à les nourrir en mer. Pendant les quelques jours qui suivirent leur départ, on leur donnait tout juste assez pour assouvir leur faim ; mais ensuite ils eurent à disputer leur nourriture aux Irlandais, toujours faméliques. Les matelots prenaient le parti de leurs compatriotes, et les Allemands étaient toujours maltraités. Très-souvent, il n’y avait rien pour eux, et les Suédois et les Hollandais n’étaient pas plus heureux que les Allemands. Quelques-unes de ces pauvres créatures avaient apporté un peu de fromage, de pain ou de saucisson ; d’autres, qui n’en avaient pas, étaient forcées de donner leur dernier sou, et d’autres encore, qui n’avaient ni provisions ni argent, sont morts et ont été jetés à l’eau.

    « Oui, monsieur, il y en à qui sont morts. Nous avons perdu en route vingt-sept voyageurs, femmes, enfants, et des vieillards infirmes, qui ne pouvaient pas supporter les privations, et pourtant nous n’avons eu ni choléra, ni aucune maladie épidémique à bord. »

    (J. G. Kohl, Voyages dans le Canada et à travers les États de New-York et de Pensylvanie, version anglaise. Londres, 1861.)