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attendu à pareille hauteur. À la descente des montagnes recommença l’éternelle plaine coupée de monticules disloqués, qui ne finit qu’à la province-oasis de Taka. J’eus dans cette plaine beaucoup d’ennuis et trois minutes d’émotion. Mon chameau passait auprès d’un fourré, quand je vis nos piétons à demi nus cerner le buisson d’un air mystérieux et apprêter leurs lances. Je pensai naturellement qu’une panthère était blottie dans le fourré, et que j’allais assister aux premières loges à une chasse dramatique. Je songeais avec un peu plus d’émotion que le premier bond de la bête serait très-probablement pour moi, ou tout au moins pour mon chameau, qui, en ce cas, me romprait le cou ; mais mon amour-propre d’Européen me fit cacher cette petite inquiétude sous un air d’impassibilité et de curiosité bien jouée, et j’attendis. Tout d’un coup, plusieurs cris furent poussés, plusieurs javelots furent lancés dans le buisson, d’où s’échappa entre les jambes de ma bête… un malheureux lièvre tout effaré. Un coup mieux ajusté le fit rouler plusieurs fois sur lui-même, et son heureux vainqueur l’emporta par les pattes.

Enfin, le seizième jour de notre lente odyssée, j’entrai, au sortir d’une assez belle forêt, dans un grand et beau village dont les rues étaient bordées de haies vives et même de quelques jardins faciles à reconnaître aux panaches superbes de leurs palmiers. Je marchai un grand quart d’heure, et le village ne finissait pas ; je reconnus que j’étais dans un faubourg de Kassala, la capitale du Taka et de la Haute-Nubie. Je franchis une porte percée dans un rempart en terre, mais construit selon les règles de la fortification moderne ; je traversai une place spacieuse, et quand mon chameau s’agenouilla, un vieillard de petite taille, d’un aspect triste, mais bienveillant, m’adressa en arabe le souhait de bienvenue, pendant qu’un jeune homme en chapeau de feutre gris nous demandait eu très-bon français, à notre grande et heureuse surprise :

« Vous êtes Français, messieurs ? »

Le premier était notre hôte arabe, le négociant cophte Mallem Ghirghis (M. Georges), et dans le second je reconnus un confrère en géographie bien connu de quiconque s’est occupé des contrées que je traversais, le voyageur suisse Werner Muutzinger.


Kassala. — Le mudir All-Bey et la justice turco-arabe.

Nous fûmes reçus chez le mallem avec la courtoisie hospitalière qui est un des signes de bon ton chez les Orientaux, et nous pûmes apprécier, dans sa vaste et belle habitation, le confortable d’une riche maison nubienne. Le mallem, comme l’indiquait son titre, était un savant, c’est-à-dire un homme de plume : il avait été secrétaire ou comptable dans une administration, et avait eu d’une sienne esclave galla une fille unique blanche, d’une beauté extrême, qu’il avait mariée au Grec Kotzika, le principal négociant de la ville. Mme Kotzika était morte depuis quelques mois, et ce coup avait brisé sa mère et peut-être son père encore davantage : au milieu de l’âge, toutes les apparences de la décrépitude avaient fondu sur lui. Ses clients, insoucieux de la blessure qui le tuait lentement, la ravivaient sans le savoir en l’appelant, selon l’usage arabe, Abou-Ouarda, « père de la rose. » (Ouarda ou Rose était le nom de la morte adorée.) Une petite fille de dix-huit mois, blanche, souffreteuse, avec de longs yeux de jeune antilope que bien des Françaises de vingt ans lui eussent enviés, était tout ce qui restait de « la Rose du Taka. »

Dès le lendemain de l’arrivée, nous nous rendîmes à la citadelle pour exhiber au mudir ou gouverneur mon firman et des lettres de Souakin, et pour réclamer au nom du malheureux J… M. Muntzinger voulut bien nous servir d’interprète auprès du mudir, un Turc nommé Ali-Bey, brave homme dont la bonhomie contrastait vivement avec le flegme oriental. Après s’être assuré que le kabir Haçab-Allah avait manqué deux fois aux devoirs de sa profession : la première en ne chassant pas de la caravane un homme pour le moins très-suspect, la seconde en lui ôtant ses liens pendant la nuit, il le condamna à payer à J… le montant intégral des talaris et bijoux volés, sauf à lui à exercer son recours contre le voleur, sa famille et sa tribu, qui étaient connus. Le dispositif du jugement, que M. Muntzinger me traduisit ipso loco, contenait ce considérant dont mes lecteurs apprécieront la noblesse :

« Attendu que si nous devons à tous l’égale protection des lois, nous la devons avant tout à des étrangers qui viennent parmi nous, plus désarmés que les autres, puisqu’ils ignorent notre langue, et que nous devons regarder comme des hôtes… »

J’ai dit qu’Ali-Bey était Turc, et le premier paysan turc venu eût parlé de la sorte. Cette race est noble tout naturellement, quand le constantinopolisme (c’est-à-dire l’esprit fonctionnaire dont Stamboul est l’école gangrenée) n’a pas tué en elle ces sentiments d’honneur qui en font, dans sa vieille patrie, la race la plus morale de l’Orient et peut-être du monde. J’ai beaucoup vu la Turquie, et je la hais assez vigoureusement comme système quand je parle en faveur d’un brave et bon vieux peuple qui se laisse suicider par ces messieurs, mangeurs de millions dans leurs villes du Bosphore.

Ceci m’éloigne de Kassala, et c’est dommage, car c’est une ville qui ne manque pas d’une certaine originalité parmi toutes ces villes maussades que le génie administratif des conquérants a semées sur le sol nubien. Un rempart massif, percé de plusieurs portes et flanqué de trois tours angulaires (un des angles en est dépourvu, je ne sais trop pourquoi) ; le tout, comme je l’ai déjà dit, sur un plan assez savant pour un ingénieur arabe, entoure de son carré assez régulier une ville bâtie en terre, aux rues en labyrinthe, dont le centre vital et commercial est la vaste place du Marché, avec son souk ou bazar bien approvisionné, sa fontaine et son corps de garde aux canons de cuivre luisants. Un jardinet dont on pourrait faire un square fort coquet et surtout fort utile par des chaleurs de quarante degrés à l’ombre, s’allonge en face du poste et repose de sa verdure poudreuse le