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« Au-dessous de nous, dans la direction du sud-ouest, s’ouvrait un cratère enflammé que cernaient des rocs dentelés et perpendiculaires. J’évaluai à quatre mille trois cents mètres la hauteur de son pic le plus élevé, nommé Cerro del Mono. Du côté de la Valle de Lopos, où nous avions passé la nuit, apparaissait la Sierra Negra, qui n’était pas couverte de neige, bien que sa hauteur doive dépasser quatre mille huit cents mètres. Après un quart d’heure, nous recommençâmes à monter. L’épaisseur de la neige nous opposait des obstacles extraordinaires. À chaque pas, nous enfoncions jusqu’au genou ; comme la pente dépassait le plus ordinairement quarante-cinq degrés, nous étions réduits à ramper sur nos pieds et sur nos mains. La principale difficulté était de respirer, et nous ne pouvions faire plus de vingt à vingt-cinq pas sans nous reposer. En dépit d’un voile et de lunettes foncées, cette fois les yeux me faisaient mal ; mais ces douleurs disparaissaient devant celles qui commencèrent à me torturer vers deux heures. Je sentis d’abord, dans la poitrine, comme la brûlure d’un fer rouge ; quelques minutes après, j’éprouvai, à chaque respiration, dans les poumons, des douleurs aiguës, qui, à la vérité, s’interrompaient de nouveau, mais qui revenaient toutes les dix minutes, et me laissaient quelques instants sans connaissance. Mes deux compagnons et les Indiens étaient effrayés de ces premiers accidents et voulaient retourner en arrière, ce à quoi naturellement je ne consentis pas. »

Jusqu’alors le soleil avait du moins réchauffé les voyageurs, mais bientôt le ciel s’obscurcit et ils éprouvèrent un froid aigu. Souvent ils avaient devant eux un mur de neige perpendiculaire qu’il fallait tourner avec beaucoup de peine. Un orage violent éclata bien au-dessous d’eux : le tonnerre ne leur faisait l’effet que d’un petillement. Ils ressentaient une grande fatigue et un grand abattement ; le jour était déjà avancé, le sommet de la montagne encore bien éloigné, et décidément les Indiens ne voulaient pas aller plus loin. Les compagnons mêmes du baron de Müller perdaient courage. La ferme déclaration de ce dernier, qu’il continuerait seul l’ascension, put seule les déterminer à continuer leur marche. Pour se soulager, les voyageurs se servirent d’une corde de dix-huit à vingt mètres de long. Un des Indiens grimpait en avant, enfonçait son bâton dans la glace, et y attachait la corde ; puis les voyageurs saisissaient les nœuds l’un après l’autre. Le baron de Müller fut pris de violentes douleurs de poitrine, qui, de temps en temps, aboutissaient à des vomissements de sang et à de courts évanouissements. Une nouvelle épreuve était réservée aux voyageurs : une neige, fine et durcie par la gelée, vint à tomber : elle pénétrait jusqu’à leur peau et leur devint très-importune.

Après des efforts inouïs, presque entièrement épuisé, mais animé de la plus ferme résolution, le baron de Müller arriva sur le bord du cratère à cinq heures quarante-cinq minutes de l’après-midi.

« J’avais atteint mon but, dit M. de Müller, et la joie fit évanouir toutes mes douleurs ; mais ce ne fut que pour un instant, car je tombai aussitôt à terre et un flot de sang sortit avec violence de ma bouche.

« Lorsque je revins à moi, j’étais encore près du cratère : alors je recueillis toutes mes forces pour regarder et observer autant qu’il m’était possible. Je déterminai la forme du cratère ; mais, à raison de ma faiblesse et de la tempête de neige, il me fut impossible de mesurer à l’aide du sextant l’angle horizontal, et par là de calculer la circonférence précise. Il ne fallut pas songer non plus à prendre un levé topographique des terrains situés au-dessous : on n’en pouvait rien voir.

« Le cratère a une forme elliptique irrégulière ; son grand axe est de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est, mais il se courbe un peu plus vers le sud ; sa longueur comprend environ deux mille cinq cents mètres. Deux axes plus petits, du nord au sud, à peu près, sont très-différents de longueur : le plus grand, à l’est, a environ cinq cents mètres ; le plus petit, à l’ouest, environ cent cinquante mètres. J’évalue à environ six mille mètres la circonférence entière du volcan.

« L’étendue de cette circonférence est incompréhensible pour celui qui considère la montagne en dessous du nord, de l’ouest et du sud-ouest ; car le sommet paraît beaucoup trop petit pour contenir un tel cratère ; mais en dessus on voit que la bouche du cratère a une pente considérable dans la direction du sud-est, et cela explique complétement l’apparence. Ce que de la mer, de Vera-Cruz, de Cordova et d’Orizaba, on prend pour un mur perpendiculaire situé en dehors du cratère, n’est autre chose que la paroi intérieure du cratère lui-même. Ma plume ne peut décrire l’aspect du cratère ni l’impression qu’il produisit sur moi. C’est la porte du monde infernal que gardent la nuit et l’épouvante. Quelle terrible puissance il a fallu pour soulever et faire éclater ces masses énormes, les fondre et les entasser comme des tours, jusqu’au moment où elles se sont refroidies et ont atteint leurs formes actuelles !

« Une couche jaunâtre de soufre recouvre en plusieurs places les parois internes, et sur le fond s’élèvent différents petits cônes volcaniques. Le sol du cratère, aussi loin que je pouvais voir, était couvert de neige et nullement chaud par conséquent. Les Indiens m’assurèrent que, sur différents points, un air chaud sort des fentes de la roche. Bien que je ne l’aie pas vérifié, ce fait me paraît tout à fait admissible, car j’ai souvent observé pareil phénomène sur le Popocatepetl.

« Mon plan primitif de passer la nuit sur le cratère était, par des causes majeures, devenu impraticable. Le crépuscule qui, sous cette latitude, est, comme on sait, très-court, avait déjà commencé ; nous dûmes nous disposer au retour. Les deux Indiens roulèrent ensemble les petates ou nattes de paille qu’ils avaient apportées, et les courbèrent par devant, de manière à former une espèce de traîneau ; nous nous assîmes dessus, et, étendant nos jambes, nous nous laissâmes glisser sur ce véhicule. La rapidité avec laquelle nous étions précipités augmentait d’une manière si rapide, que notre descente ressemblait plus à une chute au milieu de l’air qu’à tout autre