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SOUVENIRS D’UN SQUATTER FRANÇAIS EN AUSTRALIE[1]

(COLONIE DE VICTORIA)
PAR M. H. DE CASTELLA.
1854-1859


Achat de la station de Dalry. — Remise du bétail.

Quelques jours après, mon frère étant revenu de Port-Fairy, nous lui fîmes part de nos projets d’achat. Il les approuva sans réserve, heureux que nous ne fussions pas obligés de nous séparer, et nous prîmes jour avec notre voisin pour la remise de sa station.

Le prix en avait été fixé à sept livres sterling par tête de bétail, les veaux au-dessous de six mois non compris ; ce bétail devait être compté devant nous et le prix total ne pouvait être connu qu’après cette opération. Pendant les huit jours qui la précédèrent, notre voisin rassembla tout son troupeau dans son clos, dont il fit réparer tant bien que mal la clôture ; ensuite il fit construire, au moyen d’abatis d’arbres, un carré attenant à son yard, et assez vaste pour contenir ce troupeau tout entier.

Au jour fixé, mon frère, son intendant, Guillaume et moi, nous arrivâmes d’Yéring. De son côté notre voisin avait, outre son parent, deux de ses amis pour l’assister. Déjà, avant notre arrivée, tout le bétail avait été chassé du clos dans le grand carré construit provisoirement. Ou fit entrer dans un des carrés du vieux yard cinquante-têtes environ ; de là elles devaient passer successivement dans un autre carré et sortir une à une par la porte près de laquelle nous nous tenions ayant chacun une feuille de papier et un crayon à la main.

Le stockeeper du vendeur était dans ce dernier carré, armé d’une longue baguette pour contenir le bétail, et l’arrêter si quelque discussion s’élevait au sujet d’une des bêtes sortantes. À la sortie même, l’intendant de mon frère criait à mesure qu’elles passaient, bœuf, vache ou veau, et chacun faisait une marque en conséquence sur son papier. De temps en temps, pendant qu’on faisait entrer un nouveau détachement dans le carré intermédiaire, on collationnait les écritures. En cas d’erreur, la majorité l’emportait ; de même au passage d’un veau, si son âge était douteux, la majorité décidait.

En cinq ou six heures de temps tout le troupeau défila ainsi devant nous et nous comptâmes cinq cent quatorze bœufs, cinq cent soixante-sept vaches et quarante-trois veaux, formant un total de onze cent vingt-quatre têtes, qui fixait le prix de la station à sept mille huit cent soixante-huit livres sterling, soit cent quatre-vingt seize mille sept cents francs.

Outre ce bétail, nous recevions, sans que le prix de la station en fût augmenté, soixante et onze veaux au-dessous de six mois, dix-sept chevaux et tous les meubles, ustensiles, chariots, etc., etc., qui avaient appartenu à l’établissement. Le payement devait se faire en trois termes : le premier après le transfert par-devant notaire des droits relatifs à la concession, les deux autres à douze et à vingt-quatre mois.

Après le repas qui suivit la remise du bétail, nous montâmes à cheval pour aller visiter la partie de la station en amont de la Yarra. À quelques milles des huttes, la plaine cessait entièrement et nous eûmes trois ou quatre milles de taillis à traverser pour arriver à un grand ruisseau qu’on appelait le Don, ruisseau qui se jetait dans la Yarra et derrière lequel nous retrouvâmes une nouvelle petite plaine qui pouvait devenir utile pour le bétail. Le soir nous revînmes à Yéring : et assis au coin du feu, nous discutâmes longuement nos plans pour l’amélioration de notre nouvelle station.

Les huttes, les clôtures, les yards de Dalry étaient en si mauvais état, que la première chose à faire était de tout reconstruire.

Il nous fallait, malgré ses frais ombrages, ses eaux fraiches et sa bordure de pêchers, abandonner le Corondara et chercher ailleurs un emplacement moins poétique, moins pittoresque peut-être, mais plus approprié aux développements que prenait partout la culture.


Nous nous établissons à Dalry. — Reconstruction de nos bâtiments. — Établissement d’un pont sur la Yarra. — Tom le vieux convict. — Comment on trait d’emblée une vache entièrement sauvage. — Comment on soumet les jeunes bœufs à porter le joug. — La chasse aux taureaux sauvages.

Notre voisin s’était réservé de rester à sa station jusqu’à son départ pour l’Angleterre : le printemps était arrivé quand nous en prîmes possession. Nous gardâmes à notre service le stockeeper et sa famille, l’honnête Bradshaw, Écossais comme son ancien maître, et notre petite hutte reçut une partie de notre garde-robe seulement, le reste demeurant à Yéring, où Guillaume et moi nous conservâmes nos chambres. Les deux habitations n’étant séparées que par une heure et demie de galop, nous pouvions aller passer notre journée à Dalry, surveiller nos intérêts, et revenir le soir dîner en famille à Yéring.

Bientôt nous fûmes décidés sur le choix d’un emplacement meilleur pour nos habitations ; nous adressâmes

  1. Suite et fin. Voy. pages 81 et 97.