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d’or, Tripoli ressemble au fameux jardin des Hespérides tel que le figure la fable ; chaque maison a son jardin ; aussi la ville occupe-t-elle un espace considérable ; quelques quartiers sont dans la plaine, d’autres couvrent les flancs de la montagne en remontant le cours du Nahr el Kadicha ; de toutes parts on trouve des sites délicieux.

Les cafés ont des terrasses étagées que sillonnent des eaux vives et remplies d’arbustes et de fleurs.

Tripoli a des maisons assez régulières, mais peu de monuments. Une église chrétienne et une petite mosquée sont les seuls édifices à citer, encore n’ont-ils rien de très-remarquable.

L’intérieur de la ville dénote une assez grande activité commerciale. J’y remarquai beaucoup de turbans verts ; c’est, m’a-t-on dit, le seul vestige de l’indépendance des Tripolitains, et le signe de distinction des chérifs.

Les visages semblent plus frais et plus pâles que dans les autres villes de Syrie. Faut-il l’attribuer aux fièvres épidémiques dues aux inondations que l’on pratique dans les jardins pour arroser les mûriers, et qui sont cause, dit Volney, que la santé n’y est qu’une convalescence ? Bien que le climat de Tripoli soit plus sain que celui d’Alep et d’Alexandrette, je ne serais pas éloigné de penser que l’humidité de son territoire est la cause de cette pâleur chez ses habitants ; déjà, pendant mon séjour à Arles et dans la Camargue, j’avais pu observer à loisir l’étrange influence d’un climat humide et insalubre sur la population des villes voisines et particulièrement sur la population féminine.

Le lendemain j’allai visiter le bazar, où j’achetai une magnifique éponge attenant à son rocher et pêchée dans la rade même de Tripoli. Je la payai six francs, et je doute que Guerlain puisse me vendre la pareille à moins de quarante ou cinquante francs. Le bazar ne m’offrant plus aucune curiosité remarquable, je me dirigeai vers la demeure de M. B… pour lui présenter ma lettre de recommandation.

M. B… me reçut avec affabilité et se mit de suite à ma disposition. Le bonheur voulut qu’après une heure de conversation, nous nous trouvâmes posséder trois ou quatre amis communs ; dès lors, en vertu du proverbe, M. B… m’invita à déjeuner et j’acceptai sans cérémonie. Le repas fut servi par une femme qui avait conservé le costume national dans toute son intégrité. Un moment, au souvenir des hérésies de la cuisine orientale, je fus effrayé de ce costume ; je craignais que M. B… ne voulût trop sacrifier à la couleur locale, mais je fus agréablement soulagé à la vue d’une superbe truite au bleu accompagnée d’un poulet à la marengo, et flanquée de deux fioles sur lesquelles on lisait les noms respectables de Nuits et de Volnay. M. B…, qui avait joui de mon étonnement, voulut bien m’assurer que chez lui le cœur, comme la cuisine, était toujours français.

La truite avait été pêchée dans le Nahr el Kadicha qui coule rapidement sur des couches de calcaire, deux conditions essentielles à l’existence de ce poisson. Quant au vin de Bourgogne, il était compatriote de M. B… ; c’était un souvenir du pays.

Après déjeuner, je fus admis à contempler un herbier composé de plantes nombreuses, pour la plupart inconnues, et sur lesquelles M. B… se propose de publier un ouvrage destiné à mettre au jour la flore de la Syrie, jusqu’à présent presque ignorée des savants d’Europe.

En outre, M. B… me communiqua des notes sur une histoire des Ansariehs, curieuse monographie d’un des peuples les plus curieux de la Syrie, et dont la plus grande partie se trouve répandue dans le pachalik de Tripoli, depuis Autakieh jusqu’au ruisseau Nahr el Kebir ou grande rivière. Leur origine est un fait historique peu connu.

On rapporte qu’en l’an des Grecs 1202 (891 de J. C.), il y avait dans les environs de Koufa, au village de Nasar, un vieillard que ses jeûnes, ses prières assidues et sa pauvreté faisaient passer pour un saint : plusieurs gens du peuple s’étant déclarés ses partisans, il choisit parmi eux douze sujets pour répandre sa doctrine. Mais le commandant du lieu, alarmé de ses mouvements, le fit mettre en prison. Dans ce revers, son état toucha une fille esclave du geôlier ; elle se proposa de le délivrer. Il se présenta bientôt une occasion qu’elle ne manqua pas de saisir. Un jour que le geôlier s’était couché ivre et dormait d’un profond sommeil, elle prit doucement les clefs qu’il tenait sous son oreiller, et, après avoir ouvert la porte au vieillard, elle les remit en place sans que son maître s’en aperçut ; le lendemain, lorsque le geôlier vint pour visiter son prisonnier, il fut d’autant plus étonné de trouver le lieu vide, qu’il ne vit aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard avait été délivré par un ange, et il s’empressa de répandre ce bruit pour éviter la répréhension qu’il méritait. De son côté le vieillard raconta la même chose à ses disciples et se livra plus que jamais à la prédication de ses idées. Il écrivit même un livre, où, se donnant pour prophète, il prescrivit la prière, abolit le jeûne du Ramadan et la circoncision, proscrivit la bière en autorisant l’usage du vin, et défendit de manger la viande des bêtes carnassières.

Ce vieillard répandit en Syrie ces règles chez les gens de la campagne et du peuple qui devinrent ses disciples. Quelques années après il disparut.

Telle fut l’origine des Ansariehs. Un siècle plus tard les croisés, en marchant vers le Liban, en massacrèrent un grand nombre. Guillaume de Tyr, qui rapporte ce fait, les confond avec les Assassins ; et, en effet, entre les uns et les autres il y avait quelques traits communs.

Les Ansariehs sont divisés en trois sectes qui sont : les Chamsiés, adorateurs du soleil ; les Kelbiés, adorateurs du chien et les Quadmousiés, qui auraient, dit-on, des assemblées nocturnes semblables à celles des anciens gnostiques.

Les Ansariehs sont demeurés distincts des Druses quoiqu’ils aient différents points de ressemblance avec eux, ce qui peut être la cause de la confusion qu’en a faite Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Les uns croient à la métempsycose, d’autres rejettent le dogme