« Le 4 juin, nous avons sous les yeux les vallées profondes du Kebbi, qui, après la saison pluvieuse, forment de vastes rizières. À Kombara, le gouverneur m’envoie ce qui constitue un bon repas soudanien, depuis le mouton jusqu’aux grains de sel et au gâteau de dodoua. La pluie tombe à torrents, détrempe les sentiers, grossit les rivières. Nous passons à Gaoumaché, grande ville autrefois, et qui n’est maintenant qu’un village à esclaves. À Talba, le son du tambour annonce des dispositions belliqueuses ; nous sommes près de Daoubé, siége de la révolte, et dont le territoire perd chaque jour quelque centre d’industrie. Yara, qui, le mois dernier, était riche et laborieuse, est actuellement déserte ; et sans y penser, je porte la main à mon fusil en traversant ses décombres. Mais la vie et la mort sont intimement liées dans ces régions fertiles, et nous oublions les ruines en saluant des rizières ombragées d’arbres touffus, dominés par le déleb. Un homme est assis tranquillement à l’ombre de ces palmiers dont il savoure les fruits. Qui peut voyager seul dans un pareil endroit ? Ce doit être un espion ? Et mon Arabe, toujours courageux quand il n’a rien à craindre, veut absolument tuer ce voyageur solitaire ; j’ai beaucoup de peine à l’en dissuader.
« En dépit des bruits et des tambours de guerre, nous ne cessons de traverser des plantations d’yams et de coton, de papayers, dont le feuillage se montre au-dessus des murailles ; un horizon calme, un pays intéressant dépeuplé par la guerre. Nous nous arrêtons à Kola, siége d’un gouverneur qui dispose de soixante-dix mousquets ; c’est un homme important dans la situation du pays, et qu’il est bon de visiter. J’y gagne une oie grasse, que me donne la sœur du chef, et qui apporte à mon régime un changement nécessaire. Plus loin, les trois fils du gouverneur de Zogirma viennent me saluer au nom de leur père. Cette dernière ville est plus considérable que je ne le supposais, et je suis étonné de la résidence du chef, dont le style rappelle l’architecture gothique. Zogirma peut avoir sept ou huit mille habitants, que les discordes civiles ont affamés ; et c’est à grand-peine que je m’y procure du millet.
« Le 10, nous entrons dans une forêt, dont les arbres en fleurs remplissent l’air de parfums ; deux étangs nous y fournissent une eau excellente, qui, en 1854, faillit causer la mort de tous les gens de mon escorte. C’est un endroit insalubre ; nous y restons vingt-quatre heures, parce que l’un de nos chameaux s’est égaré ; et le fait paraît si extraordinaire que dans le voisinage on disait, en parlant de moi : « Celui qui a passé tout un jour dans le désert pernicieux. »
« On voit des pistes d’éléphants dans tous les sens ; une végétation qui ne laisserait jamais deviner qu’on est à la lisière d’un pays stérile. Nous débouchons dans une série de vallées peu profondes, traversées par des réservoirs d’eau stagnante, et vers quatre heures nous sommes dans la vallée de Fogha. Sur une éminence quadrangulaire, ayant dix mètres d’élévation, et formée de décombres, est un hameau qui ressemble aux anciennes villes d’Assyrie ; les habitants extraient du sel de la fange noire d’où surgit le monticule. D’autres hameaux de même nature succèdent à celui-ci ; nous sommes frappés de la misère de cette population, que pillent sans cesse les gens du Dendina. Le lendemain, après avoir fait deux ou trois milles sur un sol rocailleux, fourré de broussailles, je vois miroiter la surface de l’eau, et, marchant encore une heure sans la perdre de vue, nous arrivons en face de Say, à l’endroit où l’on passe le grand fleuve du Soudan. »
Le Niger, dont tous les noms : Dhiouliba, Mayo, Èghirréou, Isa, Kouara, Baki-n-roua, ne signifient autre chose que le Fleuve, n’a pas plus de sept cents mètres de large au bac de Say, et coule en cet endroit du nord-nord-est au sud-sud-ouest avec une rapidité de trois milles par heure. Le bord d’où je le contemple est élevé de dix mètres au-dessus du courant, la rive droite est basse, et porte une grande ville dont les remparts sont dominés par des cucifères. Beaucoup de passagers, Foullanes et Sonrays, accompagnés d’ânes et de bœufs, traversent le fleuve. Arrivent les canots que j’ai fait demander ; ils sont composés de deux troncs d’arbres évidés et réunis, qui forment une embarcation de treize mètres de longueur, sur un mètre et demi de large. C’est avec une émotion profonde que je franchis cette eau dont la recherche a été payée de tant de nobles vies[1]. La muraille de Say forme un quadrilatère de quatorze cents mètres de côté ; mais elle est trop large ; et les cases, toutes en roseaux, excepté la maison du gouverneur, y composent des groupes disséminés. Un vallon, bordé de cucifères, coupe la ville du nord au sud ; rempli d’eau, après la saison pluvieuse, il rend la cité malsaine et intercepte les communications entre les différents quartiers. Ceux-ci, dans les grandes crues du fleuve, sont entièrement submergés ; la population est alors obligée d’en sortir. Les provisions n’abondent pas au marché de Say ; on y trouve peu de grain, pas d’oignons, pas de riz, malgré la nature du sol qui s’y prêterait à merveille ; mais beaucoup de cotonnade, un excellent débouché pour les tissus noirs ; et ce sera pour les Européens la place la plus importante de toute cette partie du Niger, dès qu’ils utiliseront cette grande route de l’Afrique occidentale.
« Le gouverneur, évidemment né d’une esclave, et dont les manières rappelaient celles du juif, me dit qu’il verrait avec joie un vaisseau européen venir approvisionner sa ville des objets qui lui manquent. Fort étonné de ce que je ne faisais pas de commerce, et pensant qu’il fallait un motif bien grave pour entreprendre un pareil voyage, en dehors de l’appât du gain, il s’alarma des projets insidieux que je devais avoir, et m’invita à partir. C’était ce que je demandais ; le lendemain je quittais le Niger, qui sépare les régions explorées de la Nigritie
- ↑ Voy. le remarquable ouvrage de M. de Lanoye, intitulé le Niger.