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est la ville qui doit me servir de prison ; elle paraît délabrée, mais renferme de beaux arbres, où le déleb et le cucifère dominent. C’est le jour du marché ; une foule d’individus attendent les passeurs ; ils disparaissent les uns après les autres ; mais mon tour n’arrive pas. Je dépêche à la ville le cavalier qui m’escorte, et je m’impatiente au soleil qui me dévore. Une heure après mon homme revient, l’oreille basse ; on ne veut pas me recevoir, malgré l’ordre qui m’interne.

« Nous sommes repoussés de nouveau à Bakada, village divisé en quatre bourgades, où nous arrivons le soir. Je continue jusqu’au troisième groupe de cases, et je trouve enfin l’hospitalité chez Bou-Bakr Sadik, vieillard aimable, qui m’a laissé le plus doux souvenir. Il avait fait trois fois le pèlerinage de la Mecque, vu les grands vaisseaux des chrétiens, et se rappelait les moindres détails des lieux qu’il avait traversés. De plus il n’était personne qui pût comme lui, et dans un arabe aussi pur, m’initier à l’histoire et au caractère de cette région. Avec quelle chaleur il me retraçait la lutte que son pays soutint contre le Bornou pendant plusieurs années ! Il y avait pris part, et ajoutait avec orgueil que le cheik n’avait eu la victoire qu’après avoir appelé à son secours le pacha du Fezzan. Avec quelle joie enthousiaste il me disait comment ses compatriotes avaient repoussé les Foullanes, et fait contre eux une expédition victorieuse ! Puis avec quelle tristesse il me dépeignait la grandeur et la prospérité du Baghirmi, avant qu’Abd-el-Kerim Saboun, le sultan du Ouaday, n’eût pillé ses trésors, fait son roi tributaire, et capturé une partie de ses habitants. « Des districts entiers, couverts de moissons et de villages, me disait-il d’une voix navrante, sont transformés en solitudes incultes ; les puits sont desséchés, les canaux sont taris, la vermine dévore tout dans les champs, et la disette est venue. » Il est certain que le pays semble être châtié par la colère céleste : je n’ai vu nulle part autant d’insectes destructeurs ; il y a surtout un gros ver noir, et un scarabée jaune, qui valent à eux seuls toutes les sauterelles d’Égypte.

« L’individu que j’avais expédié au lieutenant de la province ne revenait pas, et sans la parole instructive de Sadik j’aurais perdu patience. L’excellent homme, d’une activité sans pareille, travaillait tout en causant, et je m’amusais beaucoup de lui voir, non-seulement raccommoder ses habits, mais confectionner des objets de toilette pour une de ses épouses qui habitait Maséna, et qu’il avait le projet d’aller voir. Posait-il son aiguille, il triait de l’indigo pour teindre sa tunique, râpait quelque racine médicinale, ou ramassait les grains de millet qu’il avait laissés tomber la veille.

« Quand Sadik eut terminé ce qu’il destinait à sa femme, il partit pour la capitale, me promettant de revenir le lendemain ; trois jours passèrent, mon hôte n’était pas arrivé ; je n’y tins plus, et fis mes préparatifs pour quitter Bakada.

« Nous marchions depuis quatre jours à travers la forêt et les jongles, ne sortant de la vase que pour souffrir de la soif ; tout cela dans l’espoir d’arriver à Jogodé, place importante, d’où je devais ensuite gagner facilement le Chari. Mais au lieu d’atteindre cette ville, nous nous retrouvons à Mélé, sur la route que nous avions prise pour venir, et où des émissaires du lieutenant de la province m’attendaient depuis le matin avec la mission de m’interdire le passage. Toutes mes paroles furent inutiles ; les gens du gouverneur me saisirent brusquement, et j’eus les fers aux pieds. On s’empara de mes armes, de mes bagages, on prit ma montre, mes papiers, ma boussole et mon cheval ; on me porta sous un hangar, où furent placés deux sentinelles. Ce n’était pas assez : il me fallut subir les homélies de ces fatalistes qui m’exhortaient à la résignation, sous prétexte que tout vient de Dieu. J’avais par bonheur le premier voyage de Mungo Park, et l’exemple de cet homme illustre m’aida puissamment à supporter cette épreuve.

« J’en étais là, pensant au moyen de faire pénétrer les lumières européennes dans cette partie du monde, lorsque le soir du quatrième jour mon vieil ami arriva, au galop de mon cheval, et transporté d’indignation à la vue de mes fers, me les fit ôter sur-le-champ. Tout ce qui m’appartenait me fut rendu, à l’exception d’un pistolet qu’on avait envoyé au gouverneur ; et le lendemain matin je partais avec Sadik.

« Après deux jours de marche, nous aperçûmes tout à coup une large dépression de terrain, garnie de verdure, et parsemée de décombres : c’était Maséna, dévastée comme le reste de la province. Il fallut attendre la permission du chef ; on nous l’apporta, et nous franchîmes l’enceinte croulante, qui, bien moins étendue qu’elle ne l’était jadis, est beaucoup trop large pour la ville qu’elle renferme. Nous traversons de grands pâturages et nous arrivons à la partie habitée.

« À peine sommes-nous établis, qu’on vient me saluer de la part du lieutenant-gouverneur ; je lui envoie plusieurs mètres d’indienne, un châle, des essences, du bois de santal qui est fort apprécié à l’est du Bornou, et je lui fais dire que je ne peux aller le voir que lorsque mon pistolet m’aura été rendu. On me promet de me restituer cette arme lorsque j’entrerai chez le lieutenant, et je vais faire ma visite, accompagné de mon vieil ami. Je trouve un homme affable, vêtu d’une simple tunique bleue, et qui peut avoir la cinquantaine. Il s’excuse des mesures que l’on a prises à mon égard, me rend mon pistolet, et me prie d’attendre avec patience l’arrivée du sultan.

« Le départ du chef avait entraîné celui de la cour, et la ville était déserte ; mais il y restait un homme dont la société fut pour moi d’un prix inestimable. Faki Sambo, grand et mince, la barbe rare, la figure expressive, bien qu’il fût aveugle, était versé non-seulement dans toutes les branches de la littérature arabe, mais il avait lu Aristote et Platon. Je n’oublierai jamais qu’étant allé le voir, je le trouvai à côté d’un monceau de manuscrits, dont il ne pouvait plus que toucher les feuillets, et je me rappelai tout à coup ces paroles de Jackson : « Un jour on corrigera nos éditions des classiques d’après les textes rapportés du Soudan. » Faki Sambo possédait en outre