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faire des images était un acte d’idolâtrie ; et que par conséquent on ne devait pas les adorer. Ce fut là l’origine de la querelle[1]. Saint Jean de Damas fut un des défenseurs les plus ardents du culte des images. Les empereurs persécutèrent ceux qui tenaient pour Jean. Constantin Copronyme ordonna que les églises fussent blanchies à la chaux, et assembla un concile qui condamna les idolâtres. En 787, le concile de Nicée condamna à son tour ces puritains, mais la querelle continua jusqu’en 842. Cette année, mourut l’empereur Théophile, laissant l’empire à son fils Michel sous la tutelle de Théodora Despuna. Théodora éleva au patriarcat Méthodius, défenseur des images, et la nuit du premier dimanche de carême les images furent rétablies solennellement. On nomma cette fête la fête de l’Orthodoxie, et l’Église grecque prit alors le nom d’Église orthodoxe. Depuis cette époque on célèbre ce même jour chaque année. On y chante à l’office de la nuit un hymne du confesseur Théophane de Jérusalem, en récompense de ses souffrances, et on y lit une légende qui contient l’histoire de l’hérésie des iconoclastes, mêlée de quelques fables.

Les statues et images en relief restèrent cependant proscrites à cause de leur ressemblance avec les idoles, et dans aucune église grecque on ne trouve de statues, excepté à la chapelle de Sainte-Anne. Les moines donnent pour raison de cette infraction à la règle la fréquence des orages qui n’a permis de conserver sur ce pic élevé que des images en bronze.

Malgré le désir qu’avait le P. Melchisédek de nous retenir à Lavra, nous en partîmes le 14 juin. Ce jour-là la chaleur était accablante ; aucun souffle n’agitait l’air et les ombres semblaient clouées sur le sol. Les deux caloyers, qui devaient nous conduire en barque jusqu’au couvent de Pantocrator, montraient du doigt le ciel avec un hochement de tête qui ne présageait rien de bon. Il n’y avait pas une heure en effet que nous étions partis que les nuages envahirent le ciel, la mer devint livide et le vent hésitant fit battre la voile le long du mât. Les moines gémissaient disant que nous serions punis de notre imprudence ; mais il était trop tard pour se plaindre : il eût été en ce moment dangereux de chercher la côte qui présentait une muraille inaccessible de rochers : chacun fit donc force de rames, une demi-clarté tombait encore sur la foule pressée des vagues et permettait de se diriger ; mais l’obscurité ne tarda pas à devenir complète, et l’orage éclata avec un fracas épouvantable au-dessus de nos têtes ; la bourrasque, augmentant de violence, arrivait par raffales furibondes qui nous faisaient croire à chaque instant que nous allions chavirer.

…Enfin, à neuf heures, nous arrivâmes devant le couvent de Pantocrator, mouillés, autant qu’on peut l’être, d’un mélange de l’eau de la mer et de l’eau du ciel, mais beaucoup plus de la première qui avait enlevé toute la partie supérieure d’un bordage et fort endommagé le gouvernail. On cria dans le couvent au miracle et nous vîmes le moment ou on allait canoniser, séance tenante, les deux caloyers ; car il est bien entendu que nous autres n’étions pour rien en cette affaire miraculeuse. Ce qu’on fit de plus sage fut de nous donner à chacun une bonne houppelande fourrée dans laquelle nous dînâmes, avec cette béatitude qu’on éprouve quand le vent mugit au dehors et qu’on est au dedans chaudement attablé avec de gais compagnons.

Ayant l’intention de revenir plus tard à Pantocrator, nous demandâmes aux Épitropes des mulets pour gagner Vatopédi dès le lendemain. Vatopédi est à trois quarts de lieue de Pantocrator.

Il était encore de bonne heure quand nous partîmes ; la brume du matin était à peine transparente : les abeilles bourdonnaient dans l’herbe humide encore de l’orage de la veille et les papillons séchaient leurs couleurs éclatantes aux premiers rayons du soleil. Les moines circulent si rarement sur la montagne que les oiseaux peu habitués à voir des êtres de notre espèce, se penchaient curieusement sur les branches, et rien n’était plus gai que cette petite troupe sautant sans frayeur de branche en branche en secouant les dernières gouttelettes de rosée. Après deux heures de marche apparut, derrière un rideau de platanes, la face grisâtre du couvent.

Au-dessus de la porte d’entrée, trois moines grimpés sur un échafaudage, peignaient à fresque la muraille extérieure. L’un d’eux se retourna, c’était notre hôte, l’archimandrite Anthimès. L’occasion était trop belle pour la manquer, et nous nous mîmes en observation devant les trois peintres, qui en une heure achevèrent plus de deux mètres carrés de peinture avec une merveilleuse facilité. Voici comment ils procèdent. Ils revêtent le mur mis à nu d’une couche égale de chaux et de paille hachée menu et ne couvrent que ce qu’ils peuvent achever dans la journée. Cet enduit bien étalé, le maître mesure à l’aide d’un compas fait de deux morceaux de roseau la place que doit occuper chaque figure, puis, avec du brun rouge délayé dans la colle de poisson, il indique les contours ; l’élève alors remplit ces lignes d’un ton plat sur lequel le maître relève les lumières et accuse les ombres : l’ombre toujours répartie également sur les côtés et la lumière au centre. Après l’indication générale des figures par teintes plates, l’ensemble n’est pas désagréable à l’œil ; mais, à mesure que le peintre indique les détails et pose brutalement ses lumières, l’aspect devient heurté et criard. Cela tient, comme je l’ai dit, au sentiment peu artistique qui les guide, car les procédés que leur a transmis la tradition sont excellents.

Ces fresques représentaient les saints philosophes parmi lesquels Solon, Aristote, Sophocle et Platon : hommage à la philosophie païenne qu’on rencontre fréquemment dans les églises du rite grec.

Vatopédi n’est qu’un amas de toits ternes, de coupoles bronzées et de tours dentelées, entassement prétentieux que fait paraître mesquin le voisinage des hardis escarpements de la montagne. Sa situation est privilégiée. Placé au bord de la mer dans une gorge abritée des vents du midi par de hautes forêts, l’air y est le soir assez

  1. Cette même querelle s’est produite depuis chez les Albigeois, es Hussites, les réformés et les Vaudois.