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ter sérieusement de ce mode bizarre de navigation, quand une petite escale bordée de maisons d’apparence confortable, se montra à un angle de la vallée. Nous étions arrivés à Rjeka. Nous accotâmes en face du quai où je n’arrivai qu’en grimpant sur les épaules de mes arnautes, et c’est dans cette attitude peu héroïque que je débarquai dans les États de Daniel Ier.

Je ne passai qu’une nuit dans cet endroit, mais je recommanderai au voyageur qui pourra disposer de plus de loisirs que moi d’y passer au moins deux jours, pour visiter la ville elle-même et surtout ses admirables environs. Rjeka se compose de deux bourgs bien distincts : la ville proprement dite, groupée sur un coteau autour du monastère, et l’escale, qui ressemble assez à la première station venue de mariniers sur les bords de la Loire. Les habitations qui bordent le quai ont un aspect un peu européen, qui disparaît dès qu’on quitte la rive : la maison où une famille aisée du lieu donne l’hospitalité aux touristes, moyennant un petit présent fort modeste, l’escale et le pont de forme antique jeté sur la rivière semblent ne dater que de Danilo, comme tout ce qui a dans ce pays quelque apparence de travail d’utilité publique.

Le monastère à une histoire autrement riche. Il a été la capitale du Monténégro après la perte de Jabliak, quand Tsettinie n’existait pas encore. En 1492, il renfermait une imprimerie slavonne, et le métropolitain Nikanor m’a montré, chez lui, à Tsettinie, un missel imprimé à cette date à Rjeka. Ainsi, dans cette peuplade traitée de barbare, l’imprimerie existait à une époque où elle était inconnue aux deux tiers de l’Europe civilisée, près d’un demi-siècle avant le temps où elle était chez nous l’objet des rigueurs draconiennes de François Ier ! Cette imprimerie disparut on ne sait trop quand : de nos jours, le vladika Pierre III, obéissant à unee de ces inspirations intelligentes qui lui étaient familières, installa une imprimerie slave dans les bâtiments de son évêché et y fit imprimer divers livres traitant de sujets religieux ou nationaux, le recueil de ses propres poésies, et le précieux annuaire monténégrin connu sous le nom de Grlitza. Mais à peine fut-il mort, qu’eut lieu en plein hiver la guerre de 1852 et l’invasion d’Omer-Pacha : les munitions vinrent à manquer, les caractères de l’imprimerie furent fondus pour faire des balles et n’ont pas été remplacés depuis.

À Rjeka, je louai pour mon bagage un maigre et vigoureux cheval de montagne et je pris à pied, sous une pluie battante, le sentier qui mène à Tsettinie. Danilo, qui a beaucoup tenté pour faire profiter sa nation de divers progrès matériels et moraux, n’a jamais songé, et pour cause, à améliorer les routes de la principauté : une bonne route stratégique serait assez facile à exécuter, mais elle serait surtout utile à une armée ennemie en cas d’invasion. Je passai, en conséquence, quelques heures à sautiller sur les arêtes coupantes de la roche calcaire, suivant d’abord un sentier passable qui remonte la vallée de la Tsernovich jusqu’au coude très-brusque qu’elle fait en tournant au midi. Je continuai à gravir la montagne, et arrivé au sommet, je me retournai vivement pour embrasser d’un coup d’œil la vaste région que je laissais derrière moi.

Il ne faut pas chercher d’analogies entre le Monténégro et tous les pays de montagnes dont la contexture, plus ou moins compliquée, se réduit toujours à une certaine ramure de chaînes correspondant avec un système régulier de rivières et de fleuves. La montagne Noire et une partie de l’Herzégovine forment un pâté calcaire qu’on peut comparer a un énorme gâteau de cire aux mille alvéoles. Ici, les alvéoles sont des vallées (dolinas), dont le diamètre varie d’une lieue à dix pas : quand elles sont très-petites, elles se nomment roudinas ou prairies. Ce mot de prairies semblerait supposer de l’eau, et c’est justement ce qui manque le plus au Monténégro : à part deux ou trois ruisseaux insignifiants, quelques puits et fontaines, la principauté n’a pas d’autres cours d’eau que des torrents dans la saison pluviale, vite absorbés par les pores du calcaire où s’ouvrent des gouffres (ponor), analogues aux katavothra de la Grèce. Les rivières permanentes n’existent que derrière le versant oriental, et vont déboucher dans la Moratcha ou dans le lac qui en est le prolongement.

Un dicton monténégrin rend assez bien cette structure étrange et presque sans analogies connues :

« Quand Dieu créait le monde, il passait dans l’espace tenant un sac où étaient les montagnes, et les semant à poignées là où il le jugeait à propos. Mais le sac vint à crever et il s’en échappa une masse effroyable de montagnes, qui sont venues tomber ici : et voilà ce que c’est que la Tsernagora. »

Après avoir franchi la montagne, je descendis dans un bas-fond où s’étendait le long village de Dobersko-Sélo. Je crus avoir un peu de répit, en voyant une sorte de chemin battu : mais il avait plu, et une partie du chemin était justement le lit d’un torrent rapide, aux eaux blanches et troubles, qui ne fit que varier mon supplice. Pour abréger, je dirai qu’après quelques heures de cet effroyable sentier, j’arrivai à un tournant de la route d’où ma vue plongea subitement sur une plaine d’une heure et demie de parcours, en partie cultivée, qui me parut un Éden après tout ce que je venais de traverser. Un village terminé par une belle habitation moderne s’élevait au pied d’une pointe de rochers qui formait une sorte d’étranglement de la plaine : c’était Tsettinie. Je congédiai mon guide et j’allai droit à l’évêché où je trouvai fort à point, pour me faire oublier l’ouragan et les grands chemins montagneux, l’accueil cordial de M. Henri Delarue, secrétaire français du prince, qui m’installa chez lui et alla immédiatement transmettre à Danilo les lettres dont j’étais chargé pour lui et ma demande d’audience. Il se faisait tard, et je ne devais guère espérer être reçu que le lendemain : mais M. Delarue revint et m’annonça que le prince m’invitait à souper le soir même, à neuf heures.

En attendant l’heure, je sortis avec M. Delarue afin de faire une reconnaissance préliminaire de Tsettinie et des environs.