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temps m’empêcha de profiter des lettres que le pacha m’avait données pour Prisrend ; mais comme j’avais requis des chevaux de poste et un sowar d’escorte, je voulus pour me consoler de cette déception faire une excursion parmi les tribus libres des Sept Montagnes. Mes amis scutarins m’accompagnèrent jusqu’à l’arbre énorme qui marque au nord la limite de la ville, et quand j’eus pris congé d’eux, nos trois chevaux, sur un cri bizarre, poussé par le suroudji, se lancèrent au galop à travers une bruyère assez semblable aux vastes landes de l’ouest de la France, et où se montraient quelques groupes de maisons offrant cette apparence de bien-être qui m’a paru général en Albanie. De loin en loin, nous rencontrions de longs troupeaux escortés par des bergers à tournure superbe, aux moustaches pointues, balançant en guise de houlette l’inévitable fusil albanais, que vous voyez sur les épaules du moindre pâtre de treize ans. Des chiens à poil rude vous regardent de l’air le moins amical : les moutons eux-mêmes semblent presque menaçants sous leur masque stupide. On voit, dès les premiers pas, qu’on est entré chez les vrais Albanais, la race aux muscles et au cœur de fer.

Le sol lui-même s’harmonise bientôt avec la race. Nous avons passé le ruisseau de Vraca, un clair et beau ruisseau où nos chevaux se sont plongés avec délices. Les malheureux semblent se douter que pendant deux grands jours l’eau n’existera pour eux qu’à l’état de souvenir. Cette plaine, si verte et si unie de loin, est une crau albanaise où nos chevaux luttent à chaque pas : les lits de torrent que nous rencontrons ne nous offrent que leurs vagues de sable d’un blanc aveuglant, dont les riverains se servent pour brunir les armes. Au bout de trois heures, on entre dans un sentier ombreux et on fait halte au village de Kopilik, chef-lieu d’une tribu de 4500 âmes jadis entièrement catholique, mais dont la moitié environ a embrassé l’islamisme. Ce sont, il est vrai, des musulmans peu orthodoxes, car ils ont conservé une grande dévotion pour saint Nicolas et saint Georges et brûlent force cierges en leur honneur.

Kopilik a encore une petite particularité : c’est le rendez-vous des brigands du pays, que la gendarmerie scutarine se ferait scrupule de troubler dans leur industrie malhonnête. Beaucoup de pachas me semblent convaincus qu’un mois de brigandage bien employé forme mieux un fantassin que trois ans d’exercice à l’européenne, et je dois rendre cette justice aux brigands serbes ou albanais qu’ils se rendent fidèlement, en temps de guerre, sous le drapeau de leur tribu, ce qu’ils ne feraient certes pas, si la justice s’avisait de choisir ce moment pour leur demander des comptes. Un mille avant Kopilik, la route est coupée à angle droit par un sentier qui mène du lac à Rioli. Comme nous approchions du carrefour, cinq hommes qui venaient de l’est y prirent position. Leur costume, leurs armes, leur attitude surtout formaient un ensemble sculptural que je ne me lassais pas d’admirer. Mon sowar regardait aussi, mais il admirait moins : tout d’un coup il nous fit un signe, à moi et au suroudji, et se lança au galop dans la direction du village : je crus qu’il avait hâte d’arriver au gîte, c’est-à-dire au dîner : mais au bout de deux ou trois minutes il retombe, par un crochet à droite, sur la route : il avait simplement voulu rester hors de la portée des cinq fusils. Je fus assez mortifié d’avoir joué le rôle du poltron sans le savoir, d’autant plus que, selon toutes les apparences, les cinq hommes étaient tout au plus des chercheurs de vendetta qui n’auraient pas molesté un voyageur. Ils n’eurent pas l’air de s’offenser des soupçons que manifestait l’escapade du gendarme, et continueront leur chemin comme de braves gens qu’ils étaient peut-être.

Mon sowar, rendu à des idées moins sinistres, se mit à tromper son ennui en lançant aux échos sonores des collines de Kastrati, de sa voix la plus éclatante, une jolie chanson albanaise de la tribu de Dibre, ou sans doute il était né. Une traduction de quelques couplets peut donner une idée de la poésie amoureuse des Guègues : si elle ne peut rendre l’allure joyeuse, alerte et passionnée de ces petites strophes, le lecteur conviendra que je n’y puis pas grand-chose :

Giroflée dans le pré
Tu m’as donné ta foi,
Ô petite pomme mignonne !

Giroflée dans les cheveux
Sors et viens me parler,
Ô petite pomme mignonne !

Giroflée sur la pierre,
Mon cœur, tu l’as brisé,
Ô petite pomme mignonne.

Giroflée éclatante
Sein plus blanc que la neige.
Ô petite pomme mignonne !

Giroflée sur le mûrier
C’est moi qui suis ton amant,
Ô petite pomme mignonne !

Je vais faire la moisson,
Et l’oncle que je ne puis éviter,
Ô petite pomme mignonne !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Après Kopilik, la Crau continue pendant une grande heure. Comme nous nous dirigions vers des masses de rochers du plus bel effet, nous arrivâmes sans transition au bord d’un magnifique précipice de quatre pas de large et de six à huit lieues de longueur : une de ces belles horreurs qui font vite oublier au touriste toutes les fatigues qu’elles lui coûtent. Qu’on se figure dans un plateau de craie recouvert de quatre pouces de terre végétale et d’une véritable pluie de pierres, une rainure que l’on n’aperçoit qu’au moment d’y arriver, et qui va se prolongeant dans les montagnes à l’est, jusqu’à la racine du mont Maudit (Bieskat e namune). Le lit desséché du torrent qui a creusé cette ravine montre, tout au fond, à une profondeur de trente pieds (qui, dans le cœur de la montagne, ne semble pas moindre de cent cinquante), un ruban de sable blanc serpentant à travers le feuillage touffu des arbres qui tapissent les parois du ravin et élèvent leurs cimes d’un vert éclatant au niveau de la plaine desséchée.