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l’occident de l’empire avec Constantinople. Ce qui m’intriguait le plus, c’est que j’avais beau fouiller du regard la charmante baie qui s’ouvre au pied du mont Roumia, je ne voyais pas trace de village ou de ville. Le paquebot avait stoppé à quatre cents mètres de la côte, vu le peu de profondeur des eaux, calmes et unies comme un étang. Un caïque vint prendre le long du bord les quatre ou cinq passagers à destination de Scutari : nous débarquâmes sur une mauvaise jetée en pilotis au bout de laquelle se présentait un vaste bâtiment qu’on pouvait prendre à volonté pour une douane ou un han (caravansérail) et qui cumulait ces deux destinations. Une maison d’apparence plus confortable, située sur la droite et à cinq minutes de la douane, complétait le port d’Antivari : c’était le consulat d’Autriche.

Nous nous hâtâmes de monter au premier étage du han, que nous trouvâmes aussi délabré qu’un palais de pacha, et tous ceux qui auront passé huit jours en Orient saisiront la portée de la comparaison. Il y avait, en outre d’une vaste antichambre, deux chambres de voyageurs, un Selamlik, sorte de salon d’honneur où le handji (maître de l’hôtel) passait ses journées majestueusement accroupi comme une divinité hindoue, offrant la pipe et le café aux voyageurs croyants qui venaient achalander sa maison. L’une des deux chambres était occupée par un Albanais musulman, qui y avait installé ce qu’il appelait son harem, c’est-à-dire sa femme. Je m’établis dans l’autre avec deux Albanais catholiques de Scutari, négociants notables qui revenaient de faire leurs achats à Trieste, et qui, parlant italien, m’avaient courtoisement offert leurs bons offices comme ciceroni jusqu’à Scutari, notre destination commune. Leur compagnie m’était d’autant plus précieuse que le peu de turc dont je pouvais disposer m’était parfaitement inutile dans un pays où tous, chrétiens et musulmans, semblent se faire un point d’honneur d’ignorer la langue du peuple qui les a conquis et les gouverne.

Un peu avant le souper, deux hommes se présentèrent. Le premier portait le beau costume des Palikares, auquel nous sommes accoutumés depuis les voyages de Pouqueville : à la cocarde tricolore qui décorait son fez, je reconnus un kavas albanais du consulat de France, qui venait se mettre à ma disposition pour le voyage du lendemain. Le second n’était ni moins armé, ni moins brillant, ni moins serré à la ceinture que son compatriote : je le pris pour un bey ou au moins pour un aga. Un de mes compagnons entra en conférence avec lui, et m’expliqua ensuite qu’il venait de traiter con questo vetturino pour les chevaux que nous devions prendre jusqu’à Scutari. Mon officier Skipetar était un simple kiradji, un entrepreneur de transports.

Le lendemain matin, en montant à cheval, j’eus le loisir de donner un coup d’œil à la station que j’allais quitter. C’était une gracieuse petite rade, fermée de tous côtés par des montagnes un peu moins grises que la plupart des massifs monténégrins. Le détail d’une douceur intime et pénétrante échappait encore à mes regards, sollicités par les arêtes vigoureuses des monts Rumia et Sutturman, et les lignes fières et dures des masses crayeuses qui forment le cap Volvitza. Un rocher voisin de cette pointe frappe les yeux par ses escarpements : c’est le gour Vaïza « la roche de la Vierge » tant célébrée par les poésies albanaises. Il y a trois siècles, quand le sultan Selim vint attaquer Antivari, que possédaient les Vénitiens, une jeune Serbe de noble maison, Franka Mediminovich, aperçut la première l’armée turque et voulut s’enfuir vers la ville pour avertir ses compatriotes. Mais les musulmans lui coupèrent la retraite, et quand elle se vit au moment de tomber entre leurs mains, elle n’hésita pas entre la mort ou la honte : elle courut au sommet de la falaise, se précipita dans la mer, et son héroïsme a donné son nom à ce rocher.

À six heures, nous étions tous à cheval, et nous défilions à la turque, c’est-à-dire en file indienne, à travers une plaine inculte, que des pluies récentes avaient semée de larges flaques d’eau. Une petite rivière nommée, je crois, Rikavetz (la Mugissante), montrait à travers les éclaircies des buissons ses eaux grises et paresseuses. Une échappée entre deux montagnes nous permit de voir une jolie ville aux toits rougeâtres, petite et ramassée sur elle-même comme toutes les vieilles places de guerre : c’était Antivari.

La vieille ville vénitienne est depuis près de trois cents ans une ville turque, c’est-à-dire une ruine. De son pont de marbre il n’est resté debout que quelques piles. La ville close n’a pas plus de 50 maisons ; les quelques centaines d’habitations qui forment les faubourgs sont, dit M. Hecquard, « presque toutes basses et d’un aspect misérable : sur quelques-unes d’entre elles, on voit encore gravées les armes des patriciens de Venise … De l’antique château, il ne reste plus que quelques tours crénelées tombant en ruines, et quelques bastions dans lesquels sont une vingtaine de magnifiques canons de bronze ayant appartenu à la république de Saint-Marc, qui, privés d’affûts, sont jetés à terre comme objets inutiles. Au milieu de la place s’élève l’ancienne cathédrale, transformée en mosquée : elle était placée autrefois sous l’invocation de saint Georges ; il existe encore sur le portail un bas-relief en marbre, mutilé par les Turcs, représentant l’image de ce saint. » Sur l’antique prospérité d’Antivari, un seul fait dira tout : au temps des empereurs byzantins, elle avait trente monastères.

À mesure que nous avancions, des vergers et des champs de maïs remplaçaient peu à peu la lande infertile : quelques Tchifliks (fermes turques) d’aussi belle apparence que nos fermes de Normandie, s’élevaient parmi les arbres, des deux côtés d’une chaussée horriblement délabrée, que nous évitions quand nous le pouvions, en prenant à travers champs, au risque de glisser dans les fondrières. Arrivés au bout de la plaine, nous commençâmes à gravir un formidable sentier aux mille pointes calcaires où les malheureux chevaux butaient à chaque minute : il fallut mettre pied à terre et gravir en sautillant ce sentier auquel succéda un escalier moins fatigant pour les piétons, mais beaucoup plus inquiétant pour une cavalcade. Cosi sono le strade di Parigi ? me demandait un de mes com-