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passer la nuit sur notre bateau, assez désagréablement du reste. Le lendemain seulement, nous atteignîmes le village de Los Baños, dont les sources thermales ont une température de 85°. De nombreux bains de vapeur sont situés au pied de la montagne boisée de Maquilino.

À quelques kilomètres de Los Baños nous atteignîmes la « Laguna Encantada. » Ce « lac enchanté » est une petite saline séparée de la grande lagune de Bay par une crête montagneuse fort étroite. N’y arrive pas qui veut ! Les abords en sont défendus par des rochers escarpés, et, de plus, non-seulement par un fouillis inextricable de troncs, de racines, de lianes, de fougères, de buissons, de cannes, d’arbustes épineux, mais encore par un sol mouvant et perfide. C’est un bassin circulaire, qu’aura formé sans doute l’affaissement d’un cratère, car il est entouré de murailles de laves. Comme beaucoup d’autres enchantements, il est fort dangereux. Ses belles eaux servent de refuge à d’affreux alligators très-féroces, si bien qu’on n’ose y naviguer que sur des troncs extrêmement lourds attachés les uns aux autres. Des embarcations plus légères seraient infailliblement culbutées. Apparemment, le jour de notre visite à cet Éden des Philippines, le temps était trop mauvais, même pour les crocodiles, car nous n’aperçûmes aucun de ces monstres, et si le dessinateur en a figuré un, c’est qu’il n’a pas pu résister à son imagination. À la vérité, nous n’avions pas à bord un seul chien pour les éveiller par ses aboiements ; on se passe souvent le caprice barbare de jeter quelques-unes de ces pauvres bêtes domestiques à l’eau, afin de jouir du spectacle de l’avidité furieuse des alligators. Nous vîmes avec surprise des chiens volants (pteropus, roussette) se jouer au-dessus du lac en jetant des cris drolatiques et s’abattre par milliers sur les arbres, en se suspendant par énormes grappes aux rameaux.

Le lecteur aura remarqué que jusqu’ici nous n’avons pas prodigué nos louanges à la civilisation de Manille. Citons toutefois un fait qui l’honore. Le préjugé de race en est presque entièrement banni. Le chef de l’administration actuelle de Manille est un métis, et des Tagals pur sang siégent dans le conseil du gouvernement au même titre que les plus nobles hidalgos et les plus vieux chrétiens. Quelle tolérance, et que nous voilà loin des Pizarre et des Fernand Cortès ! oui, certes ! et presque aussi loin que de New-York, de Washington ou de Batavia ! On a déjà constaté d’ailleurs que c’est surtout dans les contrées espagnoles que la réconciliation et la fusion des races s’opèrent avec le plus de facilité et de rapidité.

Les Tagals que j’ai vus à Manille étaient petits et faibles de corps, mais on dit qu’ils sont d’une constitution plus vigoureuse dans les autres parties de l’archipel. Leur figure n’est nullement désagréable, leur couleur est un peu plus claire que celle des autres Malais et leurs cheveux sont noirs sans être laineux. Les combinaisons de la race tagale avec les nègres et les Chinois sont des plus intéressantes. Il est vivement à regretter qu’il n’y ait pas eu de photographe à bord de la Novara ; nous aurions enrichi les collections de l’Europe d’une centaine de ces types si mal connus. L’ethnographie, base de l’histoire et point culminant de toute l’histoire naturelle, a été, parmi les sciences, l’une des dernières à naître ; et même quelques hommes habiles prétendent qu’elle n’est pas encore fondée sur des faits assez positifs ; raison de plus pour recueillir un très-grand nombre d’éléments d’études.

Les Tagals qui habitent Manille parlent l’espagnol, langue fort peu répandue dans l’intérieur du pays, où l’on ne connaît que le tagala et le bisaya. Dans les montagnes de Luçon, l’on rencontre des tribus entièrement sauvages, entre autres celle des Igolotes. Elles ont un idiome tout particulier dont M. W. Wood, négociant anglais, a bien voulu me donner un petit vocabulaire, rédigé par un curé de leur voisinage. De plus, j’ai eu la bonne chance de rencontrer un vocabulaire des mots les plus usités par une certaine peuplade nègre, celle des Aetas ou Negritos, qui habitent quelques-unes des îles avoisinant Luçon.

Après l’ile de Luçon, la Novara a touché aux côtes de la Chine. Elle aborda ensuite à la Nouvelle-Zélande, où elle visita successivement Auckland et l’île Blanche, à Tahiti, à Valparaiso, à Lima, aux îles Falkland, à Montevideo, à Buenos-Ayres et à Rio. Lisbonne fut sa dernière étape avant de rentrer à Trieste. Nous n’avons voulu appeler l’attention que sur quelques points de son itinéraire. Le rapport officiel de la commission nous permettra sans doute de donner, avant peu de mois, une idée plus précise des avantages que la science a retirés de cette grande expédition. Il est impossible que tout voyage de circumnavigation bien dirigé n’augmente pas la somme des connaissances humaines et ne profite pas à la civilisation du monde entier.