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du Zambèse, pénètre jusqu’à la colonie portugaise de Loanda[1], et enfin, après seize années d’efforts incessants, opère, le premier entre tous les hommes de la race blanche, la traversée complète de l’Afrique de l’occident à l’orient !…

Accueilli dans sa patrie comme une des gloires du siècle, enrichi par la publication de ses voyages et par les souscriptions de ses concitoyens, il pouvait désormais jouir d’un repos que nul n’aurait pu lui reprocher ; mais il est de ces hommes pour lesquels rien n’est fait tant qu’il leur reste quelque chose à faire, et David Livingstone, après quelques mois de séjour en Europe, est rentré sur le théâtre de ses luttes et de ses succès, par le fleuve Zambèse, cours d’eau dont il veut faire avec raison la grande route de la civilisation et du commerce dans l’Afrique australe.

Les extraits suivants de sa correspondance mettront le lecteur à même d’apprécier les idées et l’activité de cet infatigable voyageur.

… « Je crois que nous avons maintenant démontré que les Européens peuvent remonter ce fleuve en toute sécurité. Nous avons eu la fièvre, il est vrai, mais d’une manière peu dangereuse, et elle cesse dès qu’on parvient à la région des montagnes.

« Nous avons également prouvé que le Zambèse est navigable pendant la plus grande partie de l’année. À l’époque des plus basses eaux, nous avons pu remonter jusqu’à Tété avec une embarcation calant deux pieds et demi. Depuis, le niveau de l’eau est monté de dix pieds au moins, et il se conservera ainsi jusqu’à la fin de mai.

« Nous avons aussi prouvé qu’il était inutile d’apporter ici de la graine de coton ; celle du coton indigène donne un produit au moins égal à celui que l’on récolte en Amérique et même en Égypte. Il est remarquablement fort et crépu comme la chevelure des nègres. Dans ces régions, les tiges herbacées du cotonnier, brûlées chaque année par le soleil, reprennent aux premières pluies et poussent avec une incroyable vigueur ; elles couvrent des espaces immenses. Toute la partie supérieure du vaste bassin du Zambèse est un sol à coton et à sucre.

« Tandis qu’à Bourbon et à Maurice on ne peut faire pousser une seule canne sans guano, ce pays-ci se couvre tout naturellement, sans culture, de cannes saccharifères magnifiques. Les indigènes fabriquent du sucre qu’ils vendent à raison de deux yards de calicot (1m, 83) pour une cruche de vingt-cinq livres. Les travailleurs importés de l’Afrique aux colonies, ces prétendus engagés libres que je vois diriger vers la côte, pieds et mains chargés de fers, ni plus ni moins que les anciens esclaves, sont donc condamnés à travailler sur un terrain bien moins favorable à ces différentes cultures que celui de leur patrie.

« Quant à l’indigo, d’excellente qualité aussi, la nature le produit ici si abondamment, que je pourrais remplir plusieurs charrettes à fourrage avec celui qui pousse dans les rues de Tété et tout autour de son enceinte ; et je puis affirmer avec certitude qu’il est d’excellente qualité… Lorsqu’à mon passage à Manchester, on m’interrogea sur les huiles de l’Afrique australe, je parlai de celle qu’on extrait d’une sorte de concombre, ce qui m’attira les railleries des journaux de la localité. « Pourquoi, écrivait l’un d’eux, ne pas extraire des rayons de soleil de cet intéressant végétal ? » Eh bien ! je puis affirmer aujourd’hui qu’il n’existe point d’huile de table meilleure que celle dont je parlais alors, et qu’on la tire non-seulement d’un concombre ovale et jaune fort abondant dans l’intérieur du continent, mais aussi des graines d’une variété de melon. Ces deux cucurbitacés sont précisément en maturité, dans ce moment et je me promets bien de mettre de côté un flacon de leur huile pour l’expédier à Manchester.

… « Afin de montrer aux gens de ce pays ce que l’on peut faire à l’aide de la mécanique, je leur ai taillé la charpente d’une usine à sucre, et je leur ai monté une petite machine. Le commandant du fort, homme éclairé et ami très-chaud des Anglais, pense comme moi que cet essai aura de bons effets. Mais en voyant renaître, sous un nom nouveau, la traite des noirs, dont la répression nous a coûté tant de temps, de peines et de frais, je suis venu à penser que la colonisation des hautes terres de ce pays par nos compatriotes serait le meilleur moyen de tourner la difficulté et d’étouffer cette hydre hideuse.

… « Je vous aurais écrit tout ceci depuis longtemps, si, pendant toutes nos courses sur le fleuve, je n’avais pas été contraint de me faire patron de navire, notre officier de marine ayant donné sa démission, dans la pensée charitable que sans lui nous ne pourrions mouvoir ni bras ni jambes. Eh bien ! j’ai rectifié ses idées en montant moi-même le tambour du bateau et en dirigeant l’embarcation sur un parcours de 1 600 milles géographiques.

… « Depuis mes dernières lettres, nous avons exploré la rivière Shiré, affluent de la rive droite du Zambèse. En remontant cet affluent avec notre petit steamer, pendant environ 100 milles, puis en le longeant à pied pendant 50 autres milles, nous avons découvert un magnifique lac nommé Shirwa, en comparaison duquel le lac Négami n’est qu’un étang, et d’autant plus intéressant qu’au dire des indigènes, il ne serait séparé que par une isthme de 5 ou 6 milles d’un autre lac encore plus grand, le N’yinyési ou lac des Étoiles[2], celui-là même que Burton est allé explorer. Le lac Shirwa qui n’a aucune issue et dont les eaux sont trop amères pour être potables, abonde cependant en poissons, en alligators, en sangsues et en hippopotames. Des montagnes très-élevées et couvertes de végétation l’entourent et lui font un cadre de verdure. Le Zomba, l’une d’elles, n’a pas moins de 6 000 pieds et rappelle par sa forme la mon-

  1. Saint-Paul de Loanda, chef-lieu des établissements portugais sur la côte occidentale d’Afrique, est situé par 8°50′ de latitude sud, à 650 lieues en ligne droite du cap de Bonne-Espérance.
  2. Il y a ici une erreur du docteur Livingstone ; le lac visité par l’expédition Speeke et Burton est à près de 400 kilomètres au nord-est du lac dit des Étoiles. Voir la carte accompagnant le no 1 de ce recueil, p. 18.