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fond, mais le canal fut bloqué et les navires cochinchinois, après un blocus de trois mois, furent réduits à une telle extrémité que le mandarin Kiemsin, qui les commandait, les fit brûler et congédia les matelots. Ces malheureux, après avoir erré pendant plus de dix jours, arrivèrent, dans un dénûment affreux, à Saïgon, où, comme de pauvres diables qu’ils étaient, ils furent recueillis et secourus par nous, à leur grande joie et à leur grand étonnement.

La flotte ainsi détruite se composait de huit jonques de guerre de premier rang et de cinq jonques de second rang. L’amiral cochinchinois s’est réfugié d’abord à Campot, sur le golfe de Siam. Mais là, craignant la colère de l’empereur, il s’est ouvert le ventre en présence des officiers de son état-major, comme n’eût pas manqué de faire, en pareil cas, et pour la plus grande gloire de Néron ou de Domitien, l’amiral romain du cap Misène.

Ne croyez cependant pas que tous les fonctionnaires annamites soient ainsi décidés à se sacrifier classiquement sur l’autel de l’héroïsme ou plutôt de la peur. Quelques semaines après j’ai été assez heureux pour voir, de mes propres yeux, arriver à Saïgon un mandarin de terre doué de plus de philosophie pratique que son collègue maritime. Ce n’était pas moins que le préfet indigène de la province. L’époque des semailles approchant, ce digne homme, en vrai disciple de Triptolème, avait saisi le prétexte des intérêts agricoles pour entrer en pourparler avec nous et s’assurer par lui-même de l’état des choses et de la physionomie des hommes qui tenaient sa place dans son ancienne résidence.

Conduit en présence de notre commandant, il se prosterna devant lui, ni plus ni moins que s’il eût eu affaire à une idole et lui adressa un discours que notre interprète a rendu à peu près en ces termes caractéristiques :

« Vous n’êtes pas de ces pirates comme il en vient trop souvent dans nos rivières pour piller les villes et insulter les femmes : vous êtes sages, puisque vous êtes sortis de cette grande nation de l’Occident qui, sous le règne de Nguyen-Anh, lui envoya un homme vertueux qui fut son ami, et vous êtes forts, puisque vous êtes du même pays que ceux qui lui ont rendu le trône de son père, dont l’avait dépouillé Tayson. Nul ne saurait vous résister quand vous combattez, mais vous êtes désarmés devant le faible. Laissez-nous donc ensemencer nos terres, et donnez-nous l’assurance que vous ne nous retirerez pas votre protection à l’époque de la récolte. »

Qu’il fût sincère ou non dans sa requête, elle lui fut accordée, et il fut reconduit aux avant-postes avec des honneurs militaires dont il paraissait aussi étonné que reconnaissant.

Vêtu d’une longue robe de damas broché et d’un pantalon de soie rouge, qui ne couvrait pas ses pieds noirs fort imparfaitement chaussés de babouches, cet auguste dignitaire était coiffé d’une calotte noire, décorée sur le devant, comme un chapeau de cantonnier, d’un large écusson de métal, au nom et aux armes de S. M. Tu-Duc, et munie sur les côtés de deux appendices en gaze noire, ne figurant pas mal deux ailes de papillon de nuit, de neuf pouces de longueur. Cet étrange couvre-chef est l’insigne distinctif des mandarins civils ; à lui seul il eût mérité les honneurs du burin, lors même qu’il n’eût pas surmonté la tête et le corps les plus typiques qu’un heureux hasard m’ait offerts : visage carré, teint jaune, œil injecté et clignotant sous des paupières évidemment trop grandes pour l’organe qu’elles recouvrent, bouche trop fendue, lèvres pendantes, dents noires et corrodées par le bétel, un corps tout à la fois maigre et trapu, puis enfin des membres grêles, tel est le signalement de l’ex-mandarin de Saïgon, et avec quelques variantes il peut convenir à tous ses compatriotes. Il faut seulement remplacer, quand il s’agit du peuple, par un air d’abattement et de tristesse, l’expression de fausseté et de ruse qui domine en général chez les grands.

Il est donc bien entendu que les Cochinchinois ne sont pas beaux ; s’ils sont les frères cadets des Chinois, ils sont bien dégénérés de leurs aînés, qui, sans être des Apollons, ont en général en partage cette force physique qui dérive de la carrure de la taille et des membres. Ils ont, de plus, une qualité que leurs voisins du sud ignorent complétement, la propreté.

Ce que nous appelons chez nous le beau sexe ne fait pas exception ici à la règle générale. En dépit d’un regard doux et bienveillant, d’un buste assez bien modelé dans la jeunesse, de pieds et de mains qu’envierait une Parisienne et de longs cheveux noirs toujours mal peignés et relevés avec peu de soin sur le derrière de la tête, la femme cochinchinoise ne laisse pas d’elle, au premier regard, une impression plus agréable que son seigneur et maître. Chez l’une comme chez l’autre, ce sont les mêmes traits de figure, la même forme de vêtements, la même denture détériorée, la même bouche suintant constamment la salive sanguinolente que provoque le bétel, et enfin, partout et toujours, la même malpropreté de corps et de vêtements. On assure même que ceux-ci, qui doivent toujours tomber de vétusté avant d’être remplacés, entrent dans les calculs gastronomiques de leurs propriétaires, grands ou petits, riches ou pauvres, pour les myriades d’insectes auxquels ils donnent asile et dont les femmes ne sont pas moins avides que les hommes.

À part ce goût extraordinaire, commun à toutes les classes de la société, même celles du plus haut parage, le peuple de l’Annam me paraît plus sobre encore que celui du Céleste-Empire. Il ignore toutes les délicatesses culinaires. Il mange peu, ne se nourrit que de poisson, de riz, d’ignames, d’une espèce de pois particulière à ce pays, et ce n’est guère qu’à la fête du renouvellement de l’année, fête à la fois religieuse et civile en Cochinchine, que la tempérance ordinaire est mise de côté, et que, suivant une expression locale, mais facile à comprendre dans tous les foyers gaulois, chaque famille fait son cochon, c’est-à-dire égorge un porc gras, tue ses canards, met au pillage ses provisions d’œufs couveux et fermentés (en Cochinchine on a horreur des œufs frais), et dévore en un ou deux repas ses économies de