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vint à détrôner Nguyen-Anh, plus tard l’empereur Gia-Long ; c’était vers 1786. Louis XVI, comprenant l’intérêt que la France avait à se créer un point d’appui dans les mers de Chine, prit fait et cause pour le souverain déchu, comme, il y a quelques années, nous aurions dû prendre fait et cause pour la grande insurrection chinoise contre la dynastie Mantchoue, qui nous joue de si mauvais tours. Un traité fut conclu, le 28 novembre 1787, entre Gia-Long et la France. Aux termes de ce traité, dont vous serez peut-être bien aise de connaître les stipulations principales, on devait mettre à la disposition du monarque cochinchinois sept régiments français, vingt bâtiments de guerre et cinq millions, dont cinq cent mille francs en espèces, le reste en artillerie, mousquets, etc. En revanche, le port et le territoire de Tourane (Han-San), les îles adjacentes de Faï-Fo au midi, et de Haï-Wen au nord, étaient cédés à la France. Dans le cas où quelque puissance eût attaqué le nouvel établissement, le roi de Cochinchine devait fournir au moins soixante mille hommes de troupes, habillés et entretenus à ses frais, pour coopérer à la défense du territoire concédé.

La Révolution qui couvait en France paralysa tous les projets de Louis XVI. On ne put envoyer les forces qui devaient agir en faveur de Gia-Long, mais plusieurs officiers français partirent pour la Cochinchine ; dans le nombre étaient MM. Chaigneau, Dayot, Vannier et Olivier. Un fils de M. Chaigneau habite Paris en ce moment, et même il a élucidé dans les journaux la question cochinchinoise par plusieurs articles pleins de détails intéressants sur les hommes de cœur qui nous ont devancés dans ces mers lointaines. Toujours est-il qu’ils furent parfaitement reçus par le souverain légitime, qu’ils disciplinèrent son armée, et qu’ils le replacèrent sur son trône.

La forteresse de Saïgon, dont je vous envoie le plan (voy. p. 55), est l’œuvre de ces intelligents officiers.

Gia-Long mourut le 25 janvier 1820. Son fils Minh-Mang lui succéda, aussi intraitable, aussi hostile aux Européens que Gia-Long avait été bienveillant. Son règne fut celui de la vieille barbarie asiatique, le triomphe de tous les mauvais instincts particuliers aux dynasties chinoises. Cela dura jusqu’en 1841, époque de la mort de Minh-Mang. Une chute de cheval en débarrassa le monde. Thien-Tri, monté sur le trône après lui, fut un peu moins cruel que son père, un peu moins persécuteur, ce qui n’empêcha pas le guet-apens dont la frégate la Gloire et la corvette la Capricieuse, qui se trouvaient dans la baie de Tourane, faillirent être victimes en 1847. Le commandant Lapierre et son état-major avaient été invités à dîner à terre ; ils se disposaient à s’y rendre, quand une lettre interceptée leur apprit qu’au ne projetait rien moins que de les massacrer. Thien-Tri y perdit sa flotte, qui fut immédiatement attaquée et coulée bas, sans compter mille ou douze cents hommes. De notre côté, nous n’eûmes qu’un matelot tué. À cette nouvelle, telle fut la colère de l’empereur qu’il en étouffa, paraît-il, car il mourut très-peu de temps après, laissant à Tu-Duc, son fils cadet, le bonnet qui, en ces régions, tient lieu de sceptre et de couronne.

Tu-Duc règne aujourd’hui. Un missionnaire qui a long-temps séjourné à Hué m’a communiqué le portrait de ce souverain et des principaux personnages de sa cour. C’est un homme de trente-six ans, de la trempe de Minh-Mang, son grand-père et de Hien-Foung, son suzerain. Il hait les Européens et a étendu sur nos missionnaires la plus sanglante persécution dont les annales de la Cochinchine aient conservé le souvenir. Dans le courant d’une seule année, l’année dernière, il y a eu dans ses États, pour faits de religion : soixante et un blocus de villes et de villages, accompagnés de destructions de couvents et d’églises, de pillage souvent et de confiscation toujours ; six cent soixante-cinq arrestations de missionnaires, de religieuses ou de néophytes ; trois cents condamnations à la prison ou à l’exil, et enfin quatre-vingts suppliciés, parmi lesquels douze prêtres indigènes et deux évêques européens.

Si cet échantillon de la manière dont Tu-Duc entend la liberté de conscience ne vous aide pas à comprendre comment il entend la liberté commerciale, vous le comprendrez mieux peut-être par ce fragment d’édit publié en 1845, et qui a toujours force de loi.

« … Il convient d’apprendre aux habitants du royaume de France, s’il y en a qui veulent trafiquer ici, qu’ils ne peuvent aborder qu’au port de Tourane. Faire le commerce, vendre, acheter, tout cela leur est permis, mais ils ne peuvent venir de Macao pour parcourir toutes les provinces, se répandre parmi le peuple, le tromper et violer les lois. Le mandarin devrait en ce cas recourir aux plus sévères pénalités, et, en cas de récidive, il serait impossible de faire grâce. »

Malgré les avantages géographiques et autres qu’offrait le port de Tourane, les tracasseries humiliantes auxquelles les navires étrangers étaient soumis formaient un obstacle invincible aux transactions commerciales.

Tout navire européen venant en ce pays ne pouvait vendre sa cargaison qu’au roi ; car la population est ou se dit trop pauvre pour rien acheter ; redoutant l’avidité des mandarins, tous les indigènes se font pauvres ou enfouissent leur argent, s’ils en ont. Ensuite, pour traiter avec le roi, seul trafiquant de son royaume, le capitaine ne pouvait aller à Hué-fou, l’édit royal, ci-dessus relaté, lui interdisant, sous peine de mort, de pénétrer dans l’intérieur des terres. Il lui fallait donc accepter comme intermédiaires les mandarins, qui le rançonnaient sans conscience et sans merci. Lorsqu’enfin, à force de peines et d’humiliations, il avait fini par placer sa cargaison, venaient des contestations sans fin pour le payement, puis d’autres difficultés pour le chargement de son navire. Sous ce rapport, en effet, il lui fallait encore traiter avec le roi, seul vendeur comme seul acquéreur possible, et toujours passer par le médium de ses honnêtes agents. En cas de dol ou d’erreurs, à quoi lui servait de réclamer ? Rebuté par tant d’obstacles, le commerce européen avait cessé de paraître à Tourane.

M. de Montigny, lors de sa mission de Siam, voulut