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qui s’accrochent aux roues ou les retiennent par des cordes.

Buitenzorg possède un des plus beaux jardins botaniques du monde ; sa disposition devrait servir de modèle à nos Jardins des plantes. Chaque famille étant cultivée avec toutes ses espèces dans un carré spécial, on peut apprécier d’un regard tous les caractères du groupe. Le jardin est surtout riche en palmiers, mais il n’est guère de plante importante de l’Inde ou de l’Australie qui manque à la collection. Le directeur de l’établissement s’est fait une très-belle fortune grâce à la culture de la vanille, dont la livre se vend encore 40 fl. hollandais, soit 173 fr. le kilogramme[1].

À Sans-Souci je fus mis en relation avec un jeune nègre, Acouasie Boachi, fils d’un prince de Coumasi, capitale des Achantis, sur la Côte d’or. Un Hollandais, voulant prouver à ses compatriotes que les nègres sont capables d’un développement égal à celui de la race blanche, détermina les parents d’Acouasie, qui n’avait alors que neuf ans, à lui confier cet enfant et son frère pour leur donner une éducation européenne. L’expérience a réussi parfaitement ; Acouasie a appris avec succès le hollandais, l’anglais, le français et l’allemand ; il a étudié la minéralogie à Freiberg, en Saxe, sous la direction du célèbre Bernh. Cotta. Il s’est converti au christianisme. Son frère voulut retourner à la Côte d’or, où il espérait introduire quelque civilisation : il y fut assassiné comme coupable de tendances révolutionnaires ; les livres qu’il avait apportés d’Europe passèrent pour des grimoires, et il acheva de soulever contre lui les passions rétrogrades en essayant de faire adopter par ses compatriotes une machine à tisser.

Le gouvernement hollandais a nommé Acouasie ingénieur des mines à Java.

On nous présenta aussi un artiste indigène, Raden-Saleh, dont l’aptitude pour la peinture avait été remarquée de bonne heure. Le gouvernement l’envoya étudier en Europe, où il est resté vingt-trois ans. Depuis son retour à Batavia, il reçoit une pension annuelle d’une douzaine de mille francs, avec la seule obligation de peindre de temps à autre quelque tableau pour le roi des Pays-Bas. C’est un peintre de paysage ; il a beaucoup de mérite, mais peut- être n’a-t-il pas surmonté toutes les difficultés matérielles de son art ; aussi regrette-t-il beaucoup les séjours de Dresde et de Paris.

Nous visitâmes Pondok Jedeh, Gadok, Tijpanat, Meganandoeng (ou la montagne dans les nuages), élevée de 1500 mètres au-dessus de la mer. Sur notre route les autorités nous faisaient la conduite de village en village ; derrière notre voiture galopaient 10 à 20 cavaliers revêtus de leurs plus beaux uniformes, et de shakos en papier. Plus de 40 esclaves ou domestiques nous précédaient d’une étape. Les natifs et même les fonctionnaires indigènes nous regardaient passer en se prosternant et en s’agenouillant. À Tjian Javar certain chef suivait à cheval notre voiture par une pluie battante ; il portait un uniforme tout doré, et le nom pompeux de Roahen-Rangga-Patma-Nagara.

Dans l’espérance d’en tirer d’énormes profits, le gouvernement a fait planter à Tijpoda un grand nombre d’arbres à quinquina qui ont prospéré. Plusieurs de ces arbres ont déjà donné des graines parfaitement mûres. Mais on ne peut être encore assuré que les éléments chimiques de l’écorce auront toute la vertu de ceux de l’arbre du Pérou. C’est une question d’une extrême importance pour l’île et pour toutes ces contrées tropicales si malsaines.

Après Tijpoda nous passâmes devant plusieurs Pasangraham’s, ou lieux de refuge destinés aux voyageurs surpris par l’orage. — Un étroit sentier entre de minces garde-fous nous conduisit au-dessus d’un ravin à pic entouré de vapeurs brûlantes (105°) ; elles s’élèvent d’une source d’eau bouillante qui se précipite d’une profondeur de quelques centaines de pieds.

À trois heures de l’après-midi nous atteignîmes le sommet du Pondjak-Pangerango. Le thermomètre marquait 8 degrés et demi seulement. Depuis longtemps nous avions laissé derrière nous la grande végétation, les massifs d’arbres avec leurs rameaux monstrueux, les dômes épais de feuillage, les fourrés obscurs, enchevêtrés d’énormes fougères, de plantes grasses, d’herbes arborescentes, de troncs et de branchages en décomposition, les lianes gigantesques entortillées autour des branches comme des serpents, ou suspendues dans les airs comme des hamacs de feuillage pleins de nids. Peu à peu les taillis, avec leurs branches couvertes de longues mousses pendantes d’un verdâtre argenté, s’étaient à leur tour éclaircis pour faire-place à des bouquets isolés de basse futaie, puis à quelques arbrisseaux rabougris, dont les troncs et les branches rampaient çà et là sur le sol ou se contordaient dans les anfractuosités du rocher pour mieux s’abriter du vent et du froid et trouver encore quelque reste de chaleur terrestre. Après ces chétifs arbrisseaux, nous vîmes pendant longtemps une herbe courte et rude sur les pentes méridionales, puis rien, rien sinon le roc stérile et nu, couvert d’un brouillard humide. Nous étions nous-mêmes dans un nuage froid, qui bientôt s’épaissit au point de nous empêcher de distinguer un homme à cent pas. Nous approchions du sommet.

Nous fûmes heureux de pouvoir nous abriter sur le vaste plateau dans deux cabanes en bois où nous attendaient un poêle allumé et tout ce qui nous était nécessaire.

Le lendemain, à cinq heures du matin, nous étions tous sur pied, interrogeant avec anxiété le ciel. À sept heures les nuages s’éclaircirent en partie, et nous aperçûmes en face de nous le cratère du Gedeh, long de près de 2 kilomètres, avec ses parois escarpées de 600 à 700 pieds de haut, et si rapproché en apparence qu’une pierre lancée du Pangerango nous semblait devoir tomber dans l’abîme igné. Le temps persista, par malheur, à nous être défavorable, et nous ne pûmes que deviner la splendide nature qui se dérobait à nous sous ses voiles de brouillards.

  1. On trouve des détails intéressants sur les industries de Java dans une notice de M. Renard, qui a été publiée par la Société de Géographie de Paris. (Bulletin, mai 1854.)