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gens de toute nation, de toute langue, de tout costume ; et de la plupart des groupes qui se forment peu à peu et en tâtonnant, s’échappent le gargarisme rauque de l’Arabe, l’iotacisme efféminé des Grecs, le sifflement des juifs du Moghreb, l’éternument de l’Arménien, le bredouillement harmonieux du Turc. Avec le français, l’anglais, l’italien et un peu d’arabe, je me flattais d’être suffisamment polyglotte : j’oubliais que chaque révolution de la roue me rapprochait de la tour de Babel.

Vingt quatre heures passées à terre suffisent pour faire perdre l’estomac marin ; quand on se rembarque, les premières heures de navigation sont peu agréables ; la tête souffre du mouvement écœurant du navire, et l’esprit a le mal de mer ; on n’est bien, ou du moins supportablement, qu’au grand air et dans la position horizontale. Que faire en un vapeur à moins que l’on n’y songe ? et je me mis à songer, à évoquer pour la centième fois dans ma pensée l’histoire du pays célèbre que je devais toucher le lendemain.

Je me représentai tout d abord les marchands d’Égypte, la race de Chanaan (j’avais lu quelque part que Chanaan veut dire négociant), allant coloniser la terre syrienne où n’erraient que de faibles tribus sémitiques, des nomades suivis d’immenses troupeaux. Je les installai sur la côte et dans tous les cantons favorables à l’agriculture. Je vis se développer, par la captivité ou l’extermination des indigènes, les républiques dont les noms n’avaient frappé au milieu de mes longues lectures : les Aradiens ou émigrés, les Sidoniens ou pêcheurs, les Hémathéens ou potiers, proches voisins des Géréséens qui façonnent l’argile, les cavaliers Phéréséens, les guerriers Héthéens, les Cinéens armés de lances, les Jébuséens, le peuple des parcs à moutons. Toutes ces nations, que le lointain nous habitue à considérer comme puissantes et dont les noms ont plus de lettres peut-être qu’elles-mêmes n’avaient de villages, opérèrent dans ma tête alourdie par le tangage un défilé fantastique et interminable ; j’essayai d’en faire le dénombrement, mais la ressemblance de toutes ces finales confondit ma mémoire, et les premiers conquérants de la Palestine furent, dans ma cervelle, comme ces dix ou douze soldats des jouets d’enfants qui, tournant autour d’un cylindre, forment une armée à défier l’énumération.

Puis, je me figurai Abraham roi, c’est-à-dire cheik d’une petite tribu de la race de Sem, le père des nomades, venant faire paître ses troupeaux au milieu des Chamites sédentaires qui occupaient le pays et relevaient de l’empire égyptien. Comme les Bédouins d’aujourd’hui, les Hébreux, tantôt par amour du pillage, tantôt pour venger quelque injure, guerroyaient sans cesse contre les villages voisins de leurs campements et inquiétaient les populations agricoles. À la suite d’un engagement plus grave (peut-être celui dans lequel fut exterminé Hémor, père de Sichem et ses Hévéens), le gouvernement d’Égypte se sera ému du ravage de ses colonies, et aura poussé les incorrigibles pillards dans la terre de Gessen pour les fixer à la glèbe. Ainsi s’expliquerait la captivité d’Égypte qui a laissé dans les souvenirs hébraïques une trace si profonde. C’est à peu près ce que nous entendons en Algérie par le cantonnement des Arabes. Plus tard Moïse, pendant son exil volontaire chez les pasteurs madianites, sentant se réveiller en lui les instincts de sa race, et, profitant de la science à laquelle les prêtres égyptiens l’avaient initié, aura voulu ressusciter la nationalité de sa tribu, en lui donnant pour base une religion exclusive, source d’institutions sociales qui l’empêcheraient à jamais de se fondre avec aucun autre peuple. Retrempés par un séjour de quarante ans dans le désert, les Hébreux alors revinrent occuper le pays d’où ils avaient été chassés, et y commencèrent par représailles une guerre d’extermination. Ils s’y fixèrent peu à peu ; mais, pour ne pas oublier dans l’aisance et dans la tranquillité de leur condition nouvelle les traditions de la vie errante, ils mirent ces traditions sous la garde des idées religieuses et assignèrent une tente, un tabernacle pour demeure à leur Dieu. Les juges sont encore des cheiks bédouins ; ce n’est qu’à David que commence l’existence du peuple hébreu comme nation habitant la Palestine. Dès lors, son histoire s’identifie tellement avec l’histoire de Jérusalem, que celle-ci la résume pour ainsi dire.

J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, principalement dans des pays où les voitures, tout aussi bien que les chemins de fer, sont choses inconnues, et j’ai remarqué que le meilleur moyen de raccourcir les distances était de donner à son esprit un aliment nécessaire qui le tînt toujours en éveil et l’empêchât de calculer sans cesse ce qui reste à parcourir pour atteindre le but projeté. C’est ainsi qu’en résumant les premières époques de la Palestine, j’arrivai à Jaffa sans avoir trouvé le temps trop long.


II

Le voyageur qui visite un pays doit le prendre avec ses traditions, et c’est l’Évangile à la main que les chrétiens doivent parcourir la Terre-Sainte.
Chateaubriand.
Jaffa. — Plaine de Saaron. — Ramlé. — De Ramlé à Jérusalem.

Jaffa, l’ancienne Joppé, est une vilaine petite ville qui donne aux voyageurs novices une triste idée des cités orientales ; ses rues montantes et tortueuses sont remplies d’immondices ; son port, assez commerçant, est fort dangereux l’hiver pour les nombreux navires qui viennent y charger du grain. Mais que nous évoquions le passé, et notre intérêt sera éveillé. Il est fort difficile de préciser l’époque de la fondation de Jaffa ; si l’on s’en rapporte à Pline, ce serait la plus ancienne ville du monde, antiquior terrarum inondatione : mais voici qui est plus certain, car la Bible nous l’apprend. Salomon, voulant construire le temple du Seigneur, s’adressa à Hiram, roi de Tyr, pour en obtenir des ouvriers et des matériaux ; après être convenu des échanges, Hiram lui répondit : « Nous ferons couper, dans le Liban, tout le bois dont vous aurez besoin, et nous le mettrons sur des radeaux pour le conduire, par mer, à Joppé… »

À l’époque des croisades, Jaffa joua encore un rôle, et