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car, vu la chaleur, il campe sur cette montagne. C’est un très-agréable homme, malgré son air de finesse.

Descendu à mi côte et visité les tombeaux des prophètes toujours creusés dans le roc. Je me figure là comment a pu se passer la résurrection de Lazare. Cela ne ressemble pas à toutes celles que j’ai vues, même à celle de Rembrand, qui est si belle.

Passé par la vallée de Josaphat et sur le Cédron, torrent hydrophobe. Remonté en ville par la porte Saint-Étienne. — Aujourd’hui dimanche, j’ai assisté avec M. le consul à la messe de la paroisse Saint-Sauveur, desservie par les Franciscains. Visite à M. D…, médecin de Lyon, dont la femme et les filles se sont faites religieuses, et qui lui-même, avec son plus jeune fils, a pris l’habit de Saint-François.

14. — Dessiné cinq têtes de juifs. Dans l’après-midi, j’erre en dehors des murs. Je vais revoir la muraille de Salomon où pleurent les juifs. Ces pierres me parlent aussi.

15. — Un muezzin, mon voisin, séduit sans doute par la beauté de la nuit, se met à chanter avant l’aube sur son minaret et me réveille. Comme j’ai laissé ma fenêtre ouverte, sa voix, qui est fort belle, et la lune en son plein entrent dans ma chambre. Je ne m’en plains point et je rêve longtemps les yeux ouverts. Il y a, d’autre part, dans une maison voisine, une fête de mariage, et le bruit des daraboukas, entrecoupé d’un filet de voix de femme, se mêle à la prière du derviche. Cela fait un concert qui berce mes rêves. Il me semble que la voix du minaret et la musique de la fête alternent et se répondent. Je ne sais combien de temps cela dure, mais au point du jour je me réveille tout à fait ; je me lève et je secoue Constantin, qui dort les poings fermés. — Je l’envoie querir des chevaux pour aller à Bethléem. À cinq heures, je prends en passant le chancelier du consulat, qui a aussi quelque affaire là. La matinée est fraîche et délicieuse. En route, nous nous arrêtons à l’église d’Élie, au tombeau de Rachel, qui a sans doute trouvé dans la mort la consolation qu’elle refusait en cette vie. Et noluit consolari. C’est une petite construction au milieu des oliviers. — Nous chevauchons à droite et nous allons au village de Bedjallah, où le patriarche latin fait construire une église et un séminaire. La justice et son humilité eussent dû l’empêcher de faire graver sur le fronton du temple ses armes particulières, car l’argent qui sert à l’érection de ce monument vient de France.

Arrivés à Bethléem de bonne heure et de belle humeur. Descendus au couvent latin, où le curé Emmanuel nous reçoit très-cordialement. En attendant le déjeuné, il nous propose d’aller faire un tour. Il enfourche très-allégrement un cheval, malgré son froc, et nous voilà partis. En regardant ce grand et beau moine si ferme sur ses étriers, avec sa robe relevée, son grand chapeau blanc et son allure d’athlète, je conçois quelques doutes sur sa vocation, et (me pardonne Sa Révérence), je pense qu’un régiment de carabiniers ferait mieux son affaire que les ouailles du Seigneur. — Nous allons d’abord à la chapelle du Saint-Lait, où la sainte Vierge allaita l’enfant Jésus.

C’est une grotte toute blanche. Une goutte de lait est-elle tombée des lèvres de l’enfant et a-t-elle blanchi ces rochers ? On ne peut s’empêcher de penser à la voie lactée des païens ! — Nous descendons dans le champ de Booz, qui est un peu moins aride que le reste de cette campagne, et nous allons à la Grotte (toujours une grotte) des Pasteurs. C’est là que fut chanté par les anges le Gloria in excelsis. Je regarde attentivement le paysage, car j’ai l’intention de traduire à ma façon cette admirable idylle de Ruth et de Booz. — Dîner fort confortable, grâce à la présence du chancelier et des membres musulmans du Méjlis qui viennent expertiser une citerne, pour savoir si cet immeuble appartient aux Franciscains ou aux Arméniens, leurs voisins. La grande affaire d’un consul à Jérusalem, est de mettre le holà entre les diverses communions. Avec les Turcs, tout le monde est d’accord. L’on n’entend parler que de ces disputes affligeantes, et l’animosité est si grande entre les chrétiens grecs, latins et arméniens, que chacun d’eux renoncerait volontiers à ce qu’il a, mais à condition qu’aucun de ses frères ne pût en jouir. On possède ici contre le prochain, plus que pour soi.

Visite à la grotte de la naissance de Notre-Seigneur. — La crèche. — Ce sanctuaire est un des plus intéressants de la Terre-Sainte. — À côté, divers autels, et, entre autres, celui de Saint-Jérôme. — L’Oratoire où rugissait ce lion de la foi. — À 4 heures, je monte à cheval pour aller visiter les vasques de Salomon. La route est encore d’une aridité plus grande que dans le reste de la campagne. J’y remarque un oiseau triste et sauvage qui n’est autre que le passer solilarius, et qui parcourt des distances énormes. Je passe dans une vallée qui me paraît charmante, car là, au moins, il y a de la verdure. Il est vrai qu’il y a aussi de l’eau. C’est l’Hortus conclusus du Cantique des cantiques que les Arabes nomment Ortas par corruption. Ce nid de fraîcheur et d’ombrage, au milieu de la désolation inouïe des montagnes qui l’entourent, est délicieux, et je conçois que Salomon en ait fait la retraite de sa bien-aimée.

Monté aux vasques, qui sont trois immenses réservoirs superposés. Ces ouvrages ont un grand air. Ils reçoivent l’eau qui coule des montagnes, quand il pleut, et la déversent dans ce frais réduit de l’Hortus.

Revenu par un autre chemin, celui d’Hébron. Partout la même aridité. Cette vue donne soif.

16. — Dessine cinq têtes de femmes que le curé Emmanuel a l’obligeance de faire poser devant moi. Il faut toute l’influence que ce robuste moine exerce dans sa paroisse pour que ces dames se hasardent à livrer leurs visages à mon regard. Car chrétiennes et musulmanes ont le même préjugé du voile, sans compter les autres.

À 3 heures, je quitte Bethléem, qui est une des stations les plus touchantes du pèlerinage de Terre-Sainte. Le village d’ailleurs est très-agréable et fait songer à la vie patriarcale. Des bergers et même des bergères, des troupeaux, de vrais paysans de la campagne avec leurs longues chemises blanches et leurs ceintures de cuir, leurs grands bâtons et l’air majestueux des races vivant au soleil d’Orient, des femmes vêtues comme devait l’être la