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puissance s’affaiblit de jour en jour, le croissant céda pied à pied le terrain à la croix ; une heure vint où par ce même chemin que sillonnèrent les barques des conquérants, quelques faibles esquifs ramenèrent le dernier calife ; il aborda non loin de Tanger ; la vieille civilisation était restée immuable sur ce vieux sol africain, et depuis la mort de Boabdil jusqu’à nos jours de révolution et de progrès, tout est encore de même. Ainsi l’un de ces événements qui suffisent pour bouleverser un monde a pris naissance sur ces rives et est venu s’y terminer sans rien changer à la physionomie du pays, aux mœurs des habitants ; une seule différence est remarquable, c’est qu’à mesure que le temps s’écoule, la population diminue, le rôle s’efface[1].

L’empereur[2] est venu quatre fois à Tanger ; il est vieux, fort gros, et père de nombreux enfants[3] ; il réside à Maroc ; son fils aîné règne à Fez, et, lors du bombardement par les Français, vint à Tanger. — « Jamais, dit naïvement Hamet, les étrangers n’eussent osé débarquer : il les eût tous taillés en pièces ! »

Le gouvernement se déshonore par une incroyable avidité, qui du trône descend jusqu’aux plus humbles fonctionnaires. L’empereur dépouille les pachas, qui s’en vengent sur leurs administrés. À Tanger, dès que meurt un habitant riche, la famille est convoquée par le pacha, qui l’oblige, même au moyen de la torture, a révéler l’étendue de la fortune et à lui en montrer le dépôt, dont il s’empare. Souvent on n’attend pas la mort de celui dont la renommée exalte les grands biens ; aussi les habitants les plus influents cherchent-ils in se placer sous la protection d’un consul européen.

Le fils aîné du pacha est fort cruel ; c’est lui qui préside aux exécutions, et l’autre jour, pour un mince délit, il a fait expirer un malheureux sous le bâton. Par suite les révoltes sont fréquentes ; en général les Marocains de l’intérieur valent mieux que ceux des côtes, qui sont tentés, par le voisinage de la mer, de se livrer à la piraterie. Une population que l’on retrouve partout où il y a quelque commerce à entreprendre, prospère à Tanger ; c’est celle des juifs ; presque tous se font protéger par les consuls et parlent entre eux la langue espagnole. Comme c’est aujourd’hui samedi, les femmes sont en habits de fête sur le seuil de leurs portes, les enfants, sales et déguenillés d’ordinaire, sont revêtus de riches tissus.

Une des plus opulentes familles célèbre le mariage d’un de ses membres, et, grâce à l’hospitalité orientale, je suis parfaitement reçu au milieu des invités. Déjà à la porte extérieure se tiennent quatre belles jeunes filles couvertes de pierreries et des plus éclatants costumes, mais le seuil de la cour franchi, c’est un rêve féerique qui s’offre aux regards. La cour, aux formes mauresques, est remplie de dames juives dans leur plus somptueux costume, surchargées de magnifiques bijoux et portant sur la tête cette charmante coiffure que les juives d’Alger n’ont pas et que je n’ai vue qu’au Maroc. Elle est formée de deux lichus de couleurs, de rayures et d’ornements différents, dont l’un forme turban sur la tête, l’autre passe sous le menton et retombe derrière sur les épaules. Le soleil ici de nouveau ne manque pas à son rôle brillant ; il se joue sur ces étoffes éclatantes, sur ces pierreries, sur ces rayures d’argent, sur ces corsages de drap d’or, et ne s’arrête qu’au seuil de la salle étroite et longue où sont assis a l’ombre les plus vénérables des invités. Les hommes dînent ensemble dans une autre salle. Toutes les pièces sont blanchies à la craie, mais garnies jusqu’à la hauteur de cinq pieds d’une natte jaune et rouge se terminant par une corniche peinte et découpée ; ces corniches sont faites à Tétuan.

Le soir, j’ai fait une nouvelle visite aux juifs ; j’y ai trouvé la cour encombrée de curieux et de musiciens maures, et, dans la salle principale, une réunion de dames juives dont la parure, plus splendide encore s’il se peut que le matin, fait bien ressortir les véritables beautés. L’une d’elle, coiffée d’un turban bleu et or, porte une veste bleue et or sur une longue jupe rouge ; une autre est tout en rouge couvert d’or ; une autre en violet et fichu bleu foncé cachant entièrement les cheveux. Leurs bijoux sont splendides, surtout les pendants d’oreilles et les agrafes des cheveux ; autour de leurs tailles flexibles se nouent de longues et brillantes ceintures. De temps à autre, à force de prières, on obtient qu’une des jeunes filles danse ; c’est un pas lent et grave ; une main posée sur la hanche, fortement agitée, et les deux mains retournant entre elles un mouchoir, elle tourne lentement sur elle-même plusieurs fois, et la danse finit par un salut. À l’une des extrémités de la salle, étendus sur un lit de repos, les nouveaux mariés reçoivent les félicitations de leurs amis ; à l’autre extrémité on sert les rafraîchissements. Vers dix heures, beaucoup de dames se font envelopper dans leurs légers bournous et retournent chez elles suivies d’un esclave : ces fêtes se prolongent cependant fort tard dans la nuit.

Les solennités d’un mariage juif durent quinze jours environ ; les cérémonies sont diverses ; l’une d’elles consiste à placer la mariée sur une table, et sur sa tête une couronne de carton doré li plusieurs étages, offrant une certaine analogie avec la tiare papale. Elle reste là immobile, les yeux fermés, jusqu’à ce que chacun l’ait considérée à loisir ; puis on la descend, on lui prend la main, et, entourée de ses plus proches parents, on la promène par les principales rues de la ville. Cette promenade a lieu le soir, à la lueur des flambeaux. La mariée doit toujours fermer ses yeux ; le tout offre un coup d’œil fort curieux.

Notons ici la différence profonde entre les fêtes du mariage maure et celles du mariage juif : de l’un, les femmes sont entièrement exclues ; dans l’autre, elles

  1. La population du Maroc est estimée par quelques voyageurs à 10 millions et par d’autres à 4 millions seulement ; celle de Fez à 300 000 par les uns, à 30 000 seulement par les autres. Nous reviendrons sur ce sujet à l’occasion d’un voyage au Maroc plus étendu que celui-ci.
  2. Abd-er-Rahman, mort en 1859. Son fils Mohammed lui a succédé.
  3. Le harem de l’empereur du Maroc se compose ordinairement de 700 à 800 femmes, dont une partie a été choisie, dans un intérêt politique, parmi les familles les plus influentes de l’empire.