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avec notre nouveau compagnon. Nous n’étions plus en Géorgie, mais l’Iméritie que nous traversions, n’était pas encore le modèle des pays aux bonnes routes ; nous recommençâmes à verser tour à tour de plus belle à peu près de dix minutes en dix minutes, jusqu’au moment où nous rencontrâmes une rivière, commandée par une montagne couronnée de ruines fort anciennes. « Quel est ce vieux château ? demandons-nous à notre Iméritien. — Le château de Jason, » nous répondit-il. Le nom de Jason paraît aussi prodigué dans ce pays que celui de César en France. Notre compagnon ajouta que ces vieux murs étaient le sujet d’une légende populaire, transmise de père en fils jusqu’à notre siècle, et il nous conta, en empruntant le langage populaire, l’histoire de l’aventurier nommé Jason, qui était venu d’Occident et avait remonté le Rioni (le Phase) jusque près de Coutaïs, pour se rendre maître d’une toison en or filé. Il s’était permis d’enlever la fille du roi, qui l’avait quelque peu aidé dans ses entreprises, puis il avait habité le château dont nous apercevions les ruines, mais les gens du pays l’en avaient chassé.

Il nous fut agréable d’arriver à Coutaïs, l’ancienne Ea, dit-on. Aucune ruine n’en fait foi. La tradition seule reste, et, naturellement, elle est en grande faveur près de tous les habitants. Telle qu’elle est aujourd’hui, Coutaïs est d’un aspect attrayant. Ses maisons sont ornées de terrasses : de grands jardins les entourent ; un grand luxe de végétation s’y déploie de toutes parts. Nous n’y avons rien vu d’intéressant que son monastère de Gaëlaëth, échantillon remarquable d’architecture byzantine. On y conserve quelques merveilles d’orfévrerie, des images miraculeuses de grande réputation, entre autres celle de Notre-Dame-de-Gaëlaëth toute couverte, la tête et les mains exceptées, de bijoux, perles, rubis, topaze et diamants, pour une valeur de plusieurs millions, et la couronne des rois de l’Iméritie, travail rare et précieux, également ornée d’une multitude de brillants. Il nous fut impossible, en admirant ces trésors enfouis, de ne pas nous rappeler combien les routes étaient impraticables. Du reste, le pays lui-même est naturellement d’une admirable richesse ; la vigne n’attend pas pour produire ses fruits les soins de l’homme ; elle grimpe d’elle même jusqu’au sommet des plus grands arbres. Les récoltes sont à moitié perdues faute de travail et de moyens d’en tirer parti. Je possède un contrat en bonne forme, que m’a remis un prince iméritien, et qui assurerait une fortune à un ou plusieurs cultivateurs français qui voudraient aller donner l’exemple du travail et stimuler la paresse des gens du pays, mais je n’ai pas encore été assez heureux pour trouver les hommes que le prince désire.

Il ne fallait plus songer à continuer notre route en traîneau, faute de neige, ni en voiture, faute de route. Nous dûmes remonter à cheval. Les bagages furent attachés sur le dos des porteurs. Le plus divertissant était la perspective de la chasse dans la forêt que nous avions à traverser jusqu’à Maranne, au bord du Phase. Armés de nos fusils, nous prîmes, l’interprète et moi, les devants, et nous chevauchâmes pendant une douzaine de verstes dans le lit d’une petite rivière afin d’avoir moins d’obstacles qu’en plein bois, et d’atteindre, en tête du reste de la troupe, un endroit favorable pour tirer aux ramiers.

Une fois bien isolés et en belle humeur, nous commençâmes, en avançant toujours, un abatis de ces jolis oiseaux, qui nous occupa si agréablement, que nous fûmes très-étonnés quand nous arrivâmes à la station de Goubinstraïa.

Le lendemain fut encore une journée d’enchantement à travers les forêts de la Mingrélie : des arbres, deux et trois fois centenaires, s’élevaient si haut, qu’un cavalier, près de leurs troncs gigantesques, avait l’air d’un enfant. Par moments, les clairières nous ouvraient des perspectives charmantes, mais il nous fallait sans cesse faire attention à nos pieds. La terre est jonchée d’arbres que personne ne pense à relever.

C’est le mauvais état des chemins, ou plutôt leur absence, qui rend impossible l’exploitation des forêts. Une compagnie s’est présentée avant la conquête encore inachevée de la Mingrélie[1], et a offert quelques kopecks, par arbre, ce qui faisait une somme considérable, en s’engageant de plus à faire elle-même les routes. L’administration s’est interposée : — permettre à une compagnie de faire ce que fait ordinairement l’État, c’était évidemment une pensée révolutionnaire ! — Donc, le projet en est resté là.

Il n’était pas facile de faire avancer nos chevaux ; parfois ils entraient dans la boue jusqu’au poitrail. Il y avait même danger à s’arrêter en certains endroits ; le sol mouvant y avait englouti, disait-on, plus d’un voyageur.

Nous rencontrâmes l’ancien Hippus des anciens, appelé maintenant l’Outskeniskale, ce qui veut dire : « eau cheval », sans doute à cause de sa rapidité.

Nous fûmes heureux d’arriver à Maranne, et d’en finir avec ces boues plus déplaisantes que les neiges du Sourham.

Le nouveau Maranne est situé sur les bords du Rioni (le Phase) ; nous y avons admiré ce beau fleuve, qu’aux temps fabuleux remontèrent les Argonautes. Il a, en cet endroit, plus d’un kilomètre de largeur, et ses bords de chaque côté sont couverts de forêts. Ça et là, on voyait, au milieu de l’eau, des groupes d’arbres renversés, descendus d’eux-mêmes, et formant des îlots qui sont autant d’obstacles à la navigation.

Un seul petit bateau à vapeur, d’un très-faible tonnage, remonte jusqu’à Maranne quand les eaux sont très-hautes, encore n’est-ce pas sans danger.

Nous devions descendre dans une barque jusqu’à Poti, mais on nous assura qu’il ne fallait pas songer à s’embarquer le soir : aucun pilote ne prendrait sous sa responsabilité une navigation nocturne. La résignation nous fut assez facile ; nous étions curieux de visiter à Maranne un établissement fort extraordinaire, le pénitencier des scopsis.

  1. Le prince Davian, héritier du roi son père, est à Saint-Pétersbourg sous la protection de la Russie, qui lui conserve son héritage.