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philis-Kalaki, c’est-à-dire la ville chaude (nom qu’elle doit à ses bains), remonte à la plus haute antiquité, mais comme toutes les positions importantes, elle a été le jouet des ambitions et a eu à subir de nombreuses vicissitudes. Rebâtie, en 489, par Verktang-Gourgaslan (le loup-lion), elle fut bientôt détruite de nouveau et de nouveau reconstruite par l’émir Agarlan.

Aujourd’hui Tiflis a soixante mille habitants ; des palais, des églises, et, sous la protection de la Russie, elle marche à de nouvelles destinées. Sa situation est une garantie de développement et de progrès. À côté de la vieille ville perchée sur un terrain inégal et qui offre aux yeux des aspects si pittoresques, les gouverneurs du Caucase, depuis le général Yermoloff, ont puissamment aidé à la construction d’une cité nouvelle. De vastes places, de belles rues ont été tracées, et on a déjà bâti en grand nombre d’élégantes maisons persanes, avec balcons à chaque étage et faisant le tour du bâtiment. Tous les jours la population augmente. À notre passage, un grand hôtel français venait de s’ouvrir.

Le soir, nous mîmes à exécution notre projet de nous rendre aux bains persans : ils sont situés à l’extrémité de la ville.

Les eaux thermales de Tiflis n’ont pas toutes la même température. Les unes ont 30, 35 degrés de chaleur, d’autres 40 ; il y en a qui s’élèvent jusqu’à 60 degrés. Elles coulent naturellement du flanc de la montagne.

À l’endroit où elles sortent de terre, on a construit de grands bâtiments divisés en plusieurs salles carrées surmontés d’une coupole par laquelle pénètre la lumière.

La salle centrale est plus vaste que les autres. C’est là qu’on se déshabille et que l’on fait la sieste en commun. On peut, si l’on veut, mais à la condition de payer, avoir une salle à part avec des lits. On y arrive après avoir passé le grand vestibule.

Nous suivîmes donc un brave Persan qui nous fit passer au milieu de tous les baigneurs, dans une atmosphère chargée d’une épaisse vapeur humide, et nous introduisit dans une vaste chambre ; quatre lits en bois (ou plutôt quatre tables recouvertes de tapis et de grandes toiles blanches) y étaient préparés pour le repos. La salle était toute en pierre sans aucun ornement.

Nous étions éclairés par une demi-douzaine de bougies dont la lueur perçait à peine le nuage de vapeur qui remplissait la pièce, comme tout le reste de l’établissement.

Nous nous déshabillâmes et, sur l’invitation de nos Persans, nous nous mimes en devoir de passer dans la salle de bain proprement dite. Ce fut Alexandre Dumas qui se hasarda le premier ; il en ressortit presque aussitôt, suffoqué par la chaleur, et chacun de nous en fit autant. Mais notre consul qui était acclimaté à la température de ces étuves, nous donna l’exemple, et nous nous décidâmes à entrer.

Dans la seconde chambre, également en pierre, et dont les quatre murs étaient ruisselants de vapeur condensée, il y avait trois lits de bois placés au milieu, et trois grands bassins creusés dans le sol et revêtus de pierre où jaillissaient des sources d’eau chaude à des degrés différents. La plus élevée était de 40 degrés. Les eaux de 60 degrés ne se prennent qu’en bains de vapeur.

Il s’agissait de se plonger dans ces bassins fumants. Notre compatriote nous donna encore l’exemple ; mais le courage nous manqua et nous allâmes timidement essayer du troisième bassin à 30 degrés. Peu à peu chacun de nous s’enhardit et passa tout doucement du premier au second et du second au troisième, mais ce n’était là que le prélude. Nos baigneurs étaient entrés ; ils s’emparèrent de Dumas, qu’ils étendirent sur un des lits de bois. Nous restâmes d’abord simples spectateurs, curieux de savoir le sort qui nous attendait ; l’opération commença.

La scène ne ressemblait pas mal à ce que devait être la torture, si ce n’est qu’ici le patient ne criait pas.

« Mes deux exécuteurs, dit Alexandre Dumas, me couchèrent sur un des lits en bois, en ayant soin de me passer un tampon mouillé sous la tête, et me firent allonger les jambes l’une contre l’autre et les bras le long du corps.

« Alors chacun me prit un bras et commença de m’en faire craquer les articulations.

« Le craquement commence aux épaules et finit aux dernières phalanges des doigts. Puis des bras ils passèrent aux jambes ; quand les jambes eurent craqué, ce fut le tour de la nuque, puis des vertèbres du dos, puis des reins. Cet exercice, qui semblait devoir amener une dislocation complète, se faisait tout naturellement, non-seulement sans douleur, mais même avec une certaine volupté. Mes articulations, qui n’ont jamais dit un mot, semblaient avoir craqué toute leur vie. Il me semblait qu’on aurait pu me plier comme une serviette, et me placer entre les deux planches d’une armoire, et que je ne me serais pas plaint.

« Cette première partie du massage terminée, mes deux baigneurs me retournèrent, et, tandis que l’un me tirait le bras de toute sa force, l’autre se mit à me danser sur le dos, laissant de temps en temps glisser sur mon râble (ma foi, je ne trouve pas d’autre expression) ses pieds qui retombaient avec bruit sur la planche.

« Cet homme, qui pouvait peser cent vingt livres, chose étrange ! me paraissait léger comme un papillon. Il remontait sur mon dos, il en descendait, il y remontait, et tout cela formait une chaîne de sensations qui menait à un incroyable bien-être ; je respirais comme je n’avais jamais respiré ; mes muscles, au lieu d’être fatigués, avaient acquis ou semblaient avoir acquis une incroyable énergie : j’aurais parié lever le Caucase à bras tendus. »

Nous regardions toujours. Nous vîmes les deux Persans changer leur façon d’opérer. L’un d’eux prit, à plusieurs reprises, des seaux pleins de l’eau à 40 degrés et en aspergea notre ami avec acharnement, tandis que l’autre, à l’aide d’un gant de crin, le frottait à lui enlever la peau. Puis ce dernier prit un sac et souffla dedans ; il en sortit une mousse de savon en si grande quantité qu’elle eut