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tion, ou seulement peut-être pour manifester leur surprise ; mais je ne pus rien saisir de leurs cris que « Hoah, ha, ha ! » et « Ka, kǎāh ! Ka, kǎāh ! » répétés plusieurs fois.

Il faisait déjà assez jour pour que je pusse voir qu’ils ne brandissaient aucune arme, mais qu’ils agitaient violemment leur tête et leurs bras. Une attention plus grande nous montra aussi que leur nombre n’était pas aussi grand ni leur taille aussi patagonienne que notre imagination nous les avait d’abord montrés.

C’étaient des Esquimaux venant de la baie de Hartstène pour visiter les étrangers dont plusieurs indices leur avaient révélé la présence dans leur voisinage.

…Étah, leur séjour habituel, et qui, de nos jours, est sans doute l’habitation humaine la plus rapprochée du pôle, est placée dans la courbure nord-est de Hartstène-Bay, à dix-huit milles de notre mouillage. Lorsque vous jetez les yeux depuis la pointe sud de Littleton-Island jusqu’à la mer, la plage est formée de débris d’avalanches tombées des glaciers et revêt un aspect d’une rudesse singulière. Une série de cratères volcaniques se ressent dans de grandes et montagneuses proportions au-dessus des roches grises qui forment la côte. Tout au fond de la baie débouchent un détroit et un ravin oblique, tous deux remplis par l’extension du même glacier.

Le détroit s’avance jusqu’à Péteravik, où un clan d’Esquimaux a ses quartiers ; l’autre établissement est celui d’Étah, plus voisin du nôtre. Une masse de glace, qui s’élève à un angle de 45° jusqu’à ce qu’elle se confonde avec les flancs escarpés d’une montagne, forme deux taches obscures sur les neiges d’un blanc pur. En approchant, vous vous apercevez que ces taches sont des perforations dans la neige : plus près encore, vous en distinguez au-dessus de chaque ouverture une autre plus petite, et une couverture qui les réunit. Ce sont les portes et les fenêtres de l’établissement : deux huttes et quatre familles entièrement enfouies dans la neige !

Les habitants de ces terriers se groupèrent autour de moi à mon arrivée. Nalegak ! nalegak ! tima ! « Chef ! chef ! salut ! » crièrent-ils en chœur : jamais peuple ne me sembla plus désireux d’être bienveillant et plus poli envers un visiteur inattendu. Mais ils étaient légèrement vêtus, et en butte à un souffle glacé du nord-ouest, ils s’enfoncèrent bientôt dans leurs fourmilières. Pendant ce temps, des préparatifs étaient faits pour ma réception ; peu après Metek, le maître de l’établissement et moi nous rampions sur les mains et sur les genoux, dans un couloir de trente pieds de longueur. Lorsque j’émergeai à l’intérieur, le salut de « nalegak » fut répété avec un accroissement d’énergie qui n’était rien moins que plaisant.

Il se trouvait des hôtes avant moi dans ce taudis : six robustes naturels d’un clan voisin. Ils avaient été surpris par la tempête en chassant, et étaient déjà groupés sur le kolopsut[1]. Ils joignirent leurs cris au cri de bienvenue, et je respirai bientôt la vapeur ammoniacale de quatorze compagnons de logement, vigoureux, bien repus, malpropres et déshabillés. J’arrivais assez fatigué d’un voyage de dix-huit milles à travers une atmosphère glacée : le thermomètre marquait à l’intérieur 90°, et la voûte mesurait quinze pieds sur six. Impossible de s’imaginer, sans l’avoir vue, une telle masse amorphe de créatures humaines entassées : hommes, femmes, enfants, n’ayant rien pour se couvrir que leur saleté native, mêlés, confondus comme des vers dans un panier de pêcheur.

Il n’y a pas d’exagération hyperbolique qui puisse dépasser cette réalité. La plate-forme servant de siége et de lit ne mesurait que sept pieds de largeur sur six de profondeur, sa forme étant semi-elliptique ; eh bien, en comprenant les enfants, et sans me compter, treize personnes s’y trouvaient réunies.

Le kotluk, ou lampe de chaque matrone, brûlait avec une flamme de seize pouces de longueur. Un quartier de phoque, qui gisait gelé sur le plancher, avait été coupé par tranches, et commença à fumer par morceaux de 10 à 15 livres. Metek, avec l’aide d’un jeune amateur, fils de quelqu’un des dormeurs, dépêchait les portions sans mon assistance. Ils m’invitèrent très-cordialement à faire comme eux, mais la vue seule de ce régime culinaire me suffisait. Je soupai avec une poignée de fragments de foie gelé que j’avais dans ma poche, et, en proie à une sueur abondante, je me déshabillai comme les autres ; j’arrangeai ma carcasse bien fatiguée aux pieds de Mme Eider-Duck, dame de ce logis, et plaçant son enfant à ma gauche, je pris pour l’oreiller l’estomac suffisamment chaud de mon ami Metek, puis dans cette position, comme un hôte à qui l’on donne la place d’honneur, je m’endormis.

Le matin suivant, le soleil étant assez haut, je m’éveillai. Mme Eider-Duck tenait prêt mon déjeuner. Elle avait placé dans l’extrémité d’un os concave un morceau de baleine bouillie, tranche choisie ! Je n’avais pas vu les préliminaires de la cuisine : je suis un vieux voyageur, et je ne me donne pas le soin de sonder les mystères de la cuisine. Mon appétit était dans son bienheureux redoublement habituel, et j’allais saisir l’offre souriante, quand je vis la matrone, qui manipulait comme intendant en chef de l’autre kotluk, accomplir une opération qui m’arrêta. Elle avait dans sa main un os pareil à celui qui supportait mon déjeuner, il est vrai que c’est l’universel ustensile d’une cuisine d’Esquimaux ; et, comme je tournai la tête, je le lui vis retirer tranquillement de dessous son vêtement, et le plongeant alors dans le pot à soupe, en extraire la contre-partie de mon propre morceau fumant. J’appris plus tard que cet ustensile a deux usages reconnus, et que quand on n’en a pas besoin immédiatement pour le pot au feu ou la table, il sert… Je n’ose dire à quoi.

La notion de la malpropreté n’existe pas pour les Esquimaux. C’est un trait ethnologique particulier à ces nomades d’outre-nord ; et il doit être attribué non-seulement à leur régime diététique et à leur vie domestique particulière, mais encore au froid extrême, dont l’action instantanée arrête la putréfaction et prévient les résultats intolérables de l’accumulation des chiens et de la famille.

  1. Banc ou lit en neige battue, recouvert de peaux, et qui garnit le pourtour intérieur de la hutte.